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Regroupement d'écrits philosophiques et littéraires

Habermas : de la généalogie du sujet communicationnel à l’institution du réel par l’itération normative

Introduction :

            La réception habermassienne n’est pas très élogieuse en France. L’auteur est présent sans être vraiment étudié et on le lit souvent en tant que post-kantien. Ce que nous aimerions proposer ici est une lecture qui le réinscrit dans la tradition de l’École de Francfort. En effet, l’éthique de la discussion n’est pas simplement une méthode de résolution de conflit en cas de crise des normes mais propose une véritable démarche anthropologique et ontologique du développement des sujets dans leurs relations aux normes. Habermas reprend à son compte des thèmes chers à son École comme la théorie de la reconnaissance, le développement du sujet dans son rapport aux normes ou encore la constitution d’un monde commun voir du réel dans le rapport communicationnel qu’entretiennent une ou plusieurs communautés. Cette dynamique communicationnelle est une véritable proposition ontologique qui part pourtant d’une démarche de conciliation entre la sphère pragmatique et la sphère transcendantale. C’est ce chemin que nous aimerions retracer en démontrant que Habermas propose bien plus que la caricature dessinée par la réception française.

Généalogie de l’éthique de la discussion : le sujet des normes :

Contrairement à une idée reçue Habermas ne développe pas une morale universaliste in meidas res d’hommes déjà constitués et voulant dégager un principe moral pour tous et pour toujours. À force de revendiquer son héritage kantien, il semble que les critiques ont plutôt consisté en un renouvèlement des critiques portées aux thèses kantiennes qu’en une lecture approfondie de la position habermassienne. En effet, le philosophe de Francfort propose une véritable genèse du sujet morale et argumentatif. Ce dernier n’est pas moral et discursif, il le devient dans un travail de socialisation et d’apprentissage des normes qui constitue la matrice de l’éthique de la discussion. Le développement individuel ne peut se faire qu’au sein d’un monde structuré par des normes permettant l’émergence de la conscience de soi en même temps que la compréhension du monde normé environnant. Le paradigme triadique socialisation-individuation-argumentation se développe de concert pour faire émerger un individu pleinement ancré dans sa société et pouvant discuter les normes dirigeant son existence. Ces dernières constituent le sujet autant que celui-ci peut les constituer par l’outil argumentatif. Cette détermination réciproque permet de constituer une matrice discursive à la source de l’éthique de la discussion. La socialisation passant par l’apprentissage des normes et leur discussion possible repose sur des institutions précédant tout individu. En un sens, les institutions précèdent le sujet et en un autre sens, elles lui sont co-originaires : elles le précèdent car se sont elles qui permettent au sujet de se développer au sein d’un environnement social particulier mais elles sont également co-originaires car, sans le sujet, les institutions n’ont aucune raison d’être. Sitôt que tous les sujets viendraient à périr, les institutions suivraient cette mort immédiatement. La fonction des institutions est alors de former un sujet pouvant les entretenir ou les renouveler. Ce conditionnement réciproque et génétique est à la base de l’éthique de la discussion : il ne peut y avoir éthique communicationnelle que parce que les normes comme les sujets sont vulnérables. Si les deux existaient sur le mode de la substance, à l’instar de la philosophie moderne d’inspiration cartésienne, il ne pourrait y avoir modification et développement ni des premières ni des seconds. Le sujet comme la norme s’excèdent à eux-mêmes et l’un à l’autre dans une vulnérabilité qui est condition de leur évolution réciproque. C’est donc parce que les normes et les sujets sont vulnérables qu’il peut y avoir crise et que peut entrer en jeu l’éthique de la discussion. Cette dernière n’est en un sens pas immédiatement perçue ni opératoire car elle reste invisible tant que les normes et institutions fonctionnent, c’est-à-dire sont constitutives des sujets propre à une société donnée. Il faut bien comprendre qu’elle n’est pas active en continue mais fonctionne seulement en cas de crise. L’éthique de la discussion se pense comme un paradigme permettant de résoudre les situations de crises intramondaines. Cette position recouvre une nouvelle ontologie post-métaphysique qui veut que les normes ne sont plus à trouver dans le règne divin ou tout autre supra-monde mais qu’elles sont à faire et à refaire constamment en fonction de la situation d’interaction. Plutôt que de chercher un socle inaltérable, éternel et universel pour l’inscrire dans la pierre, à l’instar des Dix Commandements, l’universalisme doit redescendre sur terre pour prétendre à la validité transcendantale. Il faut alors proposer un pragmatisme-transcendantal, c’est-à-dire, en partant de situations d’interaction quotidiennes et empiriques, retrouver un nouvel étalon-valeur permettant de guider le principe de l’action et de fondation de nouvelles normes. C’est là le programme de l’éthique de la discussion que nous devons traiter à présent.

La dynamique de l’éthique de la discussion :

L’éthique de la discussion se veut pragmatique et transcendantale. Nous aborderons alors ces deux orientations afin de mieux cerner les attentes habermassiennes. Il faut noter que les deux sont étroitement liées et que notre division n’a d’objectif que didactique. Le volet pragmatiste se dévoile dans la nécessité de penser la morale comme se développant au sein de contextes empiriques et quotidiens et, en cas de crise des normes, dans l’obligation de trouver un consensus qui prend en compte tous les acteurs concernés. Le pré-requis du consensus est la reconnaissance de toutes les personnes en jeu. À l’instar des autres théoriciens de l’École de Francfort, en particulier Honneth, Habermas propose une relecture de Hegel et de sa théorie de la reconnaissance en lui donnant un tournant universaliste et égalitariste. Contrairement au théoricien de la dialectique du maître et du serviteur, Habermas pense la nécessité d’une reconnaissance pleine et entière des acteurs comme condition d’une argumentation pouvant conduire à l’émergence d’une norme juste, c’est-à-dire valable pour tous. Contrairement à Rawls, il ne se met pas dans une position d’expérience de pensée imaginaire, c’est-à-dire décontextualisée, mais invoque la nécessité de l’intra-mondanéité et de la contextualisation de la communication. L’émergence d’une norme ne peut se faire de façon monologique mais toujours dans la concertation avec toutes les parties potentiellement concernées par ladite norme. La concertation en vue de la résolution d’une crise normative est nécessaire car les normes ne sont pas le résultat d’une pensée solitaire (pas même divine) mais sont le fruit d’une communauté. Habermas montre indirectement que la conception moderne des normes et la philosophie du sujet qui lui est corrélative est d’inspiration monothéiste, c’est-à-dire d’un sujet isolé qui peut prendre la forme de dieu ou du sujet cartésien, kantien,… et qui fait sortir les lois à partir de lui-même en les estimant valables pour tous. L’échange des acteurs concernés se fait sous la forme argumentative qui est vue par l’auteur comme le lieu d’un échange que ce soit d’informations, de jugements, de valeurs déjà constituées… L’échange ne peut être efficace et valider une norme que s’il est fait de manière libre et sans moyen de pression entre les acteurs. Cet échange argumentatif a pour horizon une intercompréhension sans laquelle la résolution de la crise ne peut qu’avorter. Tout l’enjeu de l’éthique de la discussion est donc de comprendre et de mettre au jour les règles implicites de l’intercompréhension et de l’argumentation en vue d’un accord conduisant à l’émergence d’une nouvelle norme ou de la réhabilitation d’une norme ancienne mais acceptée de nouveau car justifiée par d’autres arguments. L’éthique de la discussion doit alors fonder en raison les principes argumentatif et communicationnel.

Pour fonder en raison l’éthique de la discussion, Habermas a besoin de principes guidant les tentatives de conciliations au niveau pragmatique : ces principes sont le versant transcendantal de la position habermassienne. La fondation en raison de l’éthique est une sorte de garantie ou de socle permettant de mener à bien les discussions et argumentations ; elle permet d’ancrer la pragmatique dans un sol transcendantal. En même temps, dès lors qu’il y a argumentation véritable, la fondation en raison est présente. Cette fondation en raison s’exprime sous la forme d’un principe d’universalisation noté (U) par l’auteur et qui est vu comme un « principe-passerelle » entre le pragmatique et le transcendantal, à l’instar de l’induction qui, dans les sciences, part des cas empiriques pour former une loi scientifique. Le principe d’universalisation se donne comme l’expression d’une volonté générale de tous les acteurs pris dans la situation. Habermas reprend ici l’impératif catégorique kantien pour lui donner un tour pragmatique. Il voit en cet impératif un principe exigeant l’universalisation de toutes les normes pour tous les acteurs concernés. C’est bien dans le « concernés » que se joue le tournant pragmatique car il ne s’agit plus de penser une loi morale s’imposant à tous sans prise en compte des situations de chacun, mais plutôt une universalisation en contexte au sens où elle ne prend en charge que les acteurs concernés. Si d’autres acteurs interviennent, il faudra réévaluer la norme, voir si elle est encore valide et, dans le cas contraire, l’abandonner pour en faire émerger une nouvelle qui convient en droit et en fait à tous. L’universalisme habermassien diffère donc radicalement de l’universalisme kantien en deux sens : d’une part, pour Kant la loi morale peut être le fruit d’un seul esprit, ce qui est impossible chez Habermas et, d’autre part, la loi kantienne est une et atemporelle, ce qui est également impossible pour Habermas. Les normes habermassiennes, bien que reposant sur un principe universaliste, ne sont pas atemporelles et ne font pas violence à qui voudrait s’y opposer. Dès lors qu’elles ne conviennent plus à l’ensemble des acteurs, il faut les retravailler, ce qui ne peut être fait correctement qu’avec l’utilisation du principe (D) qui est le pilier principal sur lequel repose l’édifice de l’éthique de la discussion et dont Habermas donne la définition suivante :

« Selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme. »

Ainsi le principe (D) est sans doute l’apport majeur d’Habermas à l’éthique de la discussion et il consiste en une reprise de l’impératif kantien sous la forme communicationnelle. Ce principe (D) est le principe-passerelle communicationnel qui permet de réunir la sphère pragmatique à la sphère transcendantale. Comme nous l’avons vu plus haut, ce principe est implicite dans toute discussion librement consentie. En effet, personne n’accepterait de discuter si, d’une part il pensait qu’il ne serait pas entendu, d’autre part s’il pensait que les acteurs ne sont pas guidés par l’envie de trouver une norme valable pour tous.

Si les règles argumentatives de l’éthique de la discussion sont respectées, la conséquence en sera la restitution de nouvelles normes admises en fait et en droit par tous les acteurs concernés c’est-à-dire la restauration d’un monde d’action en commun, d’un milieu au sein duquel chacun pourra trouver une place et attendre réparation en cas de litige. Les crises normatives ne sont pas de simples crises de valeur ou de relations avec autrui mais véritablement la remise en cause du monde et du réel. Ces derniers ne peuvent apparaître que si les individus ont en commun un ensemble de normes guidant leurs actions et leur offrant des possibles et des interdits. Sans norme, c’est la liberté elle-même qui est en péril, car celle-ci consiste en une discussion du monde que nous partageons en commun. Les individus, constitués par une dynamique communicationnelle ont donc à charge d’entretenir ensemble la communication, c’est-à-dire de ne jamais conserver une norme pour définitive, en vue d’entretenir le réel et le monde qu’ils constituent autant qu’ils sont constitués par eux. L’éthique de la discussion est une éthique d’institution mondaine fonctionnant sur le mode itératif. Nous bouclons ainsi la boucle argumentative à partir de laquelle nous avions commencé notre recherche.

Conclusion : 

Habermas ne nous semble kantien qu’en apparence et il est bien un héritier légitime et non bâtard de l’École de Francfort. L’agir communicationnel et l’éthique de la discussion sont des approches qui tentent de concilier le pragmatique avec le transcendantal en vue de fournir une règle d’institution ou de conservation de normes justes. La démarche habermassienne n’est pas simplement éthico-morale mais anthropologique, voire écologique (en effet Habermas envisage un rapport éthique avec les animaux à la fin de L’Éthique de la Discussion), c’est du moins ce que nous avons tenté de démontrer ici, bien que trop rapidement. L’agir communicationnel traverse l’anthrôpos de part en part est en est la caractéristique première, si bien que l’auteur propose une véritable ontologie de l’agir communicationnel. Penser l’humain sur le mode communicationnel revient à le thématiser comme un à-être s’excédant à lui-même et dont l’institution ne peut se faire qu’au sein d’une communauté dont il est acteur autant que patient. Le communicationnel est, chez Habermas, plus que la simple méthode de conciliation d’un litige, il est la condition de la conservation et de l’institution des normes, de l’émergence du sujet, et du renouvèlement du monde commun et du réel. Les rapports entre morale, argumentation et ontologie ont, dans l’histoire de la philosophie, rarement été aussi fort que chez le philosophe de Francfort.

Ici, Habermas n’est pas très loin de son maître Adorno et de la position qu’il tient dans les Minima Moralia par exemple.

Jürgen Habermas, Morale et Communication, Champs Flammarion, 1999, p.87

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