Regroupement d'écrits philosophiques et littéraires
Introduction :
L’expression de « partage du visible » ne pourrait mieux fonctionner qu’avec les thèses proposées par Merleau-Ponty dans L’œil et l’Esprit et plus largement encore dans toutes ses entreprises de réflexions esthétiques (nous pensons au texte Le Doute de Cézanne par exemple). En effet, les thèses présentent dans l’essai que nous nous chargeons de commenter sont éprises de cette nécessité de penser les conditions de possibilité d’une part du visible, d’autre part de son partage. La définition du peintre proposée par notre auteur rend exemplairement compte de cette nécessité : le peintre est en effet celui qui réinterroge à tout moment, pour chaque tableau et toute sa vie durant la vision elle-même. La charge qui lui incombe est ce travail d’interrogation du visible. Ainsi en réinvestissant le visible, en le rendant problématique, le peintre ouvre un nouveau champ de visibilité, un nouveau monde qu’il s’agit pour le récepteur de tenter de comprendre. C’est là qu’intervient la thématique du partage. Le partage se fait à deux niveaux : au niveau du peintre et de son motif se joue un partage perceptif, quasi charnel qui tisse un lien d’institution entre les deux. Le second partage du visible intervient entre le peintre et le récepteur où se joue non plus un rapport charnel mais un rapport d’accès de biais. Le peintre offre un nouveau monde de visibilité, une nouvelle manière de percevoir le visible et il s’agit pour le récepteur de tenter d’avoir accès non pas synthétiquement mais par rapprochement au visible proposé par le peintre. C’est ce partage du visible que permet de penser la peinture que nous allons tenter de montrer dans les lignes qui vont suivre. Pour ce faire nous procéderons en trois temps. D’abord il nous faudra retrouver le corps esthésiologique sous la couche artificielle de la science avant de rendre compte de l’expérience du peintre pour enfin démontrer pourquoi le peinture doit être thématisée comme institution. Ainsi nous tenterons de boucler la boucle du corps qui est sans doute le travail qui a le plus occupé Merleau-Ponty. En analysant le corps et la peinture nous en viendrons à proposer une réflexion autour de la notion d’institution.
Le corps esthétique sous l’artifice scientifique :
L’échec de la science à « habiter le monde » :
Ouvrir un essai d’esthétique sur le constat de l’échec d’un certain scientisme est plutôt osé de la part de Merleau-Ponty quand on sait l’importance que la science occupe dans l’économie générale de son œuvre et plus encore dans son œuvre tardive. Néanmoins il faut bien faire attention, ce n’est pas la science dans sa totalité qui est rejetée mais son incapacité à exister au sein du monde. La science est un vaste projet d’objectivation du monde, « de manipulation » pour retenir l’expression de l’auteur qui ne parvient pas à être-au-monde, la science n’est pas une entité incarnée. En fonctionnant à partir du paradigme de la réification, elle présuppose que l’homme entretient un face à face avec le monde et reste perpétuellement prise dans l’attitude naturelle comme si le monde ne faisait pas problème en lui-même et que la résolution de ses mystères n’était qu’une question de temps. C’est là, la grave erreur de la science qui nie son ancrage corporel au monde. Merleau-Ponty écrit :
« Dire que le monde est par définition nominale l’objet X de nos opérations, c’est porter à l’absolu la situation de connaissance du savant, comme si tout ce qui fut ou est n’avait jamais été que pour entrer au laboratoire. La pensée « opératoire » devient une sorte d’artificialisme absolu (…) »
Le problème est alors de savoir ce qu’il faut trouver en-deçà de la couche artificielle de la science, problème que l’auteur résout en proposant de repenser la présence d’un « il y a » sous-jacent, d’un corps existentiel qui permet une communication avec les autres corps. La science ne permet pas la communication. En tant qu’objectivation, elle se pense comme vérité et non comme problème. S’il y a bien des problèmes scientifiques, la science une fois faite est censée dire le vrai une fois pout toute. Or, c’est ce que ne parvient jamais à faire la peinture qui est de long en long problématique et interrogation perpétuelle du visible. Si la peinture est consubstantiellement problématique c’est parce qu’elle est incarnée. Elle partage avec le corps cette interrogation constante du visible qui est toujours à faire et à refaire inlassablement. La peinture est un art du corps, c’est par lui que le peintre interroge le visible pour trouver une science particulière que Merleau-Ponty se donne pour objectif de découvrir dans le reste de la démonstration. Mais avant de discuter sa réflexion esthétique, il faut revenir à la thématisation qu’il propose du corps humain.
Le corps :
Deux catégories corporelles sont retenues par l’auteur pour thématiser l’être-au-monde : la vision et le mouvement. Arrêtons-nous sur ces deux catégories pour comprendre le passage du corps à la peinture. Visions et mouvement doivent être pris dans une perspective synthétique : ce qui est vu peut-être atteint au moins par le regard et la mobilité de mon corps est toujours prise dans le règne du visible. La vision n’est pas possession mais tentative d’approche. Il n’est possible que de s’approcher du perçu, il n’y a pas de rapport de connaissance du visible mais d’ouverture. Il y a ouverture possible parce que le sujet est une totalité incarnée et, en tant que telle peut s’ouvrir sur l’extériorité du monde et d’autrui. La deuxième catégorie, le mouvement poursuit ce fonctionnement par tâtonnement de la vision. Il est également englué dans le monde avec lequel il entretient un rapport de déploiement. Se déployer signifie pour lui, qu’il est en dialogue avec le monde qui l’entoure, il vit de ses interrogations de l’extériorité. Cette interrogation du corps à son environnement qui semble être l’horizon de celui-ci vient de la duplicité corporelle : le corps n’est pas seulement voyant mais aussi visible, il est capable de se voir voyant autant que d’être vu par d’autres et ainsi se dresse une distance de lui à lui. Cette conception nécessite d’oublier l’idée d’un sujet transparent à lui-même qui constitue ce qu’il consomme au profit d’un sujet flou qui tâtonne pour se trouver, qui est assailli par le monde et les objets qui l’entourent. De ce paradoxe originaire du corps sentant/sensible découleront l’ensemble des problèmes esthétiques. Le corps est au monde, pris dans ses lois et répond donc à une certaine objectivité. Mais il est aussi voyant et mouvant de sorte que le monde est un prolongement du corps. Merleau-Ponty écrit ;
« (…) la vision est prise ou se fait du milieu des choses, là où un visible se met à voir, devient visible pour soi et par la vision de toutes choses, là où persiste, comme l’eau mère dans le cristal, l’indivision du sentant et du senti. »
C’est cette indivision du sentant et du sensible qui confère à l’homme son humanité par sa réflexivité car, si l’arrangement du corps de l’homme différait légèrement, il n’y aurait plus d’humanité. Certes ce ne sont pas seulement les organes qui conditionnent l’être-au-monde de l’homme, mais ces organes, en tant que condition nécessaire, rendent possible cette étrangeté du sentant/sensible. Ce passage par une réflexion concernant le corps est absolument requis pour comprendre la pensée esthétique du phénoménologue français car tous les problèmes du corps sont ceux de la peinture également. Le problème de la peinture est le problème du sentant/sensible. C’est alors que Merleau-Ponty amorce une transition entre le corps et la peinture.
Première ébauche des conceptions esthétiques dans ses rapports au corps :
Il faut retenir de nos développements précédents que, pour Merleau-Ponty, le corps est au monde c’est-à-dire qu’il est fait de la même chair que lui. Il n’y a pas de différence de nature entre le corps et le monde, la seule différence et cette distance qu’est capable d’entretenir le corps du fait de sa duplicité qui fait de lui un sentant/sensible. C’est la raison pour laquelle le monde est capable de venir résonner en moi, de venir dans mon corps pour y faire vibrer son être et, de là, prend source l’art car, si le monde peut vibrer en mon corps, le corps peut rendre au monde cette vibration, il peut faire jaillir à la puissance seconde cette venue du monde en moi. La peinture se donne pour tâche de rendre visible ce rapport du corps au monde, la résonnance du monde à l’intérieur du corps. Elle doit rendre visible un invisible, une intériorité qui possède une phénoménalité particulière. Toute sa difficulté est là, dans la recherche d’une phénoménalisation de l’invisible de l’écho des objets du monde en mon corps. Pour y parvenir elle invente une sorte de « visible à la deuxième puissance ». Cette phénoménalisation si complexe n’est pas à penser comme reliquat des objets extérieurs et la difficulté qui intervient est celle du lieu de la peinture. Si la peinture est, comme nous l’avons interprété à partir du texte de Merleau-Ponty, une phénoménalisation de l’invisible alors où se situe-t-elle ? Dans le corps, dans le monde, entre les deux ? L’auteur écrit :
« Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois. »
Cette citation nous permet de dévoiler l’idée d’une propédeutique du visible par l’esthétique. L’art, le tableau nous apprend à voir en nous ouvrant sur un monde qui jusque là nous était inaccessible. Si la peinture n’a pas de lieu, c’est tout simplement parce qu’elle n’est pas au présent, elle ne peut pas être réifiée comme un objet scientifique mais est toujours tournée vers un avenir qui consiste en le surgissement ou en le dévoilement d’un sens en gestation jusque là. En tant qu’ouverture sur une visibilité nouvelle, la peinture ne peut plus être thématisée que comme devenir de sens, d’où son absence hic et nunc. Cela veut-il dire qu’il faut attribuer à la peinture des vertus magiques, celle-ci possédant une sorte d’œil interne capable de voir et d’exposer au monde l’intériorité corporel, l’invisible du monde par l’intimité de mon corps ? La réponse est bien évidemment négative mais demande alors de penser à nouveaux frais le problème de la perception. La vision du peintre, l’œil du peintre n’apprend qu’en voyant. L’apprentissage du visible est un apprentissage immanent, qui se fait de l’intérieur de la perception elle-même. Il y a dans le règne du visible des manques qui doivent être comblé pour rendre compte de l’apparaître du monde. On pourrait aller jusqu’à dire que pour Merleau-Ponty, l’art est la modalité d’incarnation de la phénoménologie, non plus une phénoménologie théorique et symbolique qui use des mots pour rendre compte de l’apparaître du monde mais une phénoménologie en acte comme si le peintre traçait du phénomène. La vibration ou la résonnance du monde en moi ne peut pas être rendue par la science car celle-ci est toujours objective et non relationnelle. Mais plus fondamentalement encore, l’art est peut-être le moyen pour Merleau-Ponty de sortir de la phénoménologie théorétique de Husserl. L’art, tout en restant de l’ordre du visible et donc de la perception, sort pourtant du stade représentationnel tant critiqué (et peut-être à juste titre) par Michel Henry. L’art permet le passage du visible à la chair ou, en tout cas, permet de penser la vision comme étant pleinement incarnée et de sortir ainsi de la phénoménologie extra-mondaine qu’on pourrait voir à l’œuvre chez Husserl. Merleau-Ponty écrit :
« Instrument qui se meut lui-même, moyen qui s’invente ses propres fins, l’œil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main. »
L’art est donc bien cette transitivité ou cette synthèse de l’invisible du visible au charnel, il passe de l’œil à la main, ce qui permet de faire jouer une rupture dans l’histoire de la phénoménologie. C’est par la vision que la chair du monde s’ouvre dans une dimensionnalité particulière et quasiment démente car la logique profane verrait une contradiction dans la proposition de faire retranscrire la profondeur de l’être du monde sur une surface plane. Et pourtant c’est bien cette contradiction que la peinture surmonte et réalise. Pour conclure cette première réflexion proprement esthétique, il nous faut retenir avec l’auteur que :
« (…) l’interrogation de la peinture vise en tout cas [la] genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps. »
La dimension esthétique :
Trois dimensions picturales : profondeur, couleur, mouvement :
Merleau-Ponty propose une percée dans l’expérience esthétique en proposant, dans une relecture de l’histoire de la peinture contemporaine, le mouvement suivant : le problème qui se pose à la peinture est celui de la profondeur. La réponse apportée à ce problème par la peinture contemporaine est le réinvestissement de la couleur qui permet de conférer à la peinture sa spécificité, à savoir la capacité à rendre par le pinceau le mouvement de la déhiscence de l’être.
*La profondeur :
Dans sa lecture de l’histoire de la peinture, le phénoménologue français remarque que le problème qui subsiste pour la peinture est celui de la profondeur. Les différentes époques historiques ont tenté, chacune à leur manière de répondre à ce problème. La solution de la renaissance a été par exemple de développer la fameuse perspectiva artificialis. La profondeur est définie par l’auteur comme la présence sur la toile d’une totalité sans les dimensions particulières telles que hauteur, largeur…une sorte d’il y a qui nous semble être proche de la forme de la Gestalt entendue comme totalité unique et indivise qui se perçoit immédiatement et qui permet d’avoir accès à une chose. La profondeur permet ainsi de comprendre le phénomène d’imbrication réciproque des objets. Les objets ne sont pensables que dans leur interaction, dans le dialogue qui les noue et dénoue, dans la part d’invisible que chaque objet révèle en occultant les autres. Cette réflexion autour de la profondeur permet à Merleau-Ponty de généraliser voire de dépasser la phénoménologie husserlienne en radicalisant les expériences que le phénoménologue allemand propose dans ses œuvres. Prenons par exemple l’analyse répétée par Husserl tout au long de son œuvre de l’apparaître du cube. L’apparaître du cube se fait toujours d’une face mais j’anticipe en quelque sorte les invisibles du cube pour le penser comme objet total. L’expérience permet de retenir qu’il y a toujours un horizon d’invisible sur lequel repose le visible. Cette analyse du cube est généralisée par Merleau-Ponty et replacée dans des considérations mondaines. Si l’analyse du cube pouvait encore apparaître comme expérience de pensée à vertu didactique, le concept de profondeur permet de mettre au jour l’interaction des objets qui se constituent réciproquement sur le fond d’invisibilité qui les supporte. En vient alors la question de la couleur.
*La couleur :
Contrairement à une pensée trop partagée, la couleur, à l’instar de la profondeur, ne cherche pas à se faire décalque de la nature, reproduction amoindrie dont la photographie serait la réalisation quasi idéale, mais elle cherche plutôt à faire surgir une nouvelle dimension inconnue. La couleur non plus n’est pas solipsiste, elle ne se vit que dans son interaction, dans son écho, dans sa lutte avec les autres couleurs. Même les monochromes de Klein sont remplis de nuances qui interdisent de penser la couleur sur le mode substantiel. Merleau-Ponty écrit :
« Il ne s’agit donc pas des couleurs, « simulacre des couleurs de la nature », il s’agit de la dimension de couleur, celle qui crée d’elle-même à elle-même des identités, des différences, une texture, une matérialité, un quelque chose… »
Le retour à la couleur dans la peinture contemporaine prouve qu’elle a compris ses pouvoirs. La couleur prend en charge la tâche que se donne la peinture, à savoir de rendre visible la déhiscence de l’être. La couleur, en tant que puissance de création d’espace par contrastes, segmentations, ruptures…fait émerger les lignes du tableau, non plus comme dessin préalable qu’elle viendrait remplir, mais comme colonne vertébrale de celui-ci. La couleur divise le tableau mais le tient et le retient toujours dans une sorte de déséquilibre instable, à la limite du mouvement. Abordons donc pour finir la question du mouvement présent au sein du tableau.
*Le mouvement :
De la couleur naît, comme nous venons de le voir, un certain équilibre instable qui confère au tableau une sorte de mouvement interne qu’il nous semble judicieux d’analyser pour finir. Merleau-Ponty écrit :
« Le tableau fournirait à mes yeux à peu près ce que les mouvements réels leur fournissent : des vues instantanées en série, convenablement brouillés, avec, s’il s’agit d’un vivant, des attitudes instables en suspens entre un avant et un après, bref le dehors du changement de lieu que le spectateur lirait dans sa trace. »
Arrêtons-nous sur cette longue citation. Il faut en premier lieu noter l’idéal d’adéquation entre le tableau et la vision. Le tableau cherche à rendre compte, dans un présent éternel et spatial, d’une dynamique présente au sein de la vision, il doit conquérir la vision, et pour ce faire brouiller les pistes. C’est le deuxième point qu’il faut retenir de cette citation. Le tableau n’est pas un dessin rempli de couleurs mais un ensemble complexe de rapports, une structure au sein de laquelle chaque unité (s’il faut encore parler d’unité) et en résonnance avec d’autres. L’agencement des couleurs fait vibrer le tableau pour lui conférer ce mouvement dont parle l’auteur. Ce processus propre à la peinture est ce qui la distingue principalement de la photographie. La photographie n’est pas capable de rendre le mouvement, elle consiste en une fixation pure de son objet et ne lui laisse aucune liberté. La photographie enferme tout mouvement possible là où la peinture le libère. Le processus de mise en mouvement passe par des violences sur la perception naturelle ; il faut au peintre casser le corps qu’il peint pour fixer ses différentes parties à différents moments et donc lui offrir une attitude qu’il n’a jamais eu, qu’il n’aura jamais, un entre-deux fixations. Le peintre désarticule les corps pour les mettre en mouvement et permet une problématisation nouvelle de la vision dont nous allons traiter maintenant.
La vision :
Après ce long travail de repositionnement conceptuel, Merleau-Ponty peut affronter à nouveaux frais le problème de la vision. La vision est en premier lieu condition de la transcendance, le sujet se perd dans ce qu’il voit, il se sépare de lui-même, se décentre pour aller hanter le règne des objets ou plutôt être hanté par le règne des objets. L’auteur est ambigu sur cette question : est-ce le sujet qui se décentre pour s’extasier dans le monde ou le monde qui vient en lui ? Il semble y avoir une tentative de conciliation de ces deux possibilités par Merleau-Ponty : ce qu’il tente de montrer c’est que la transcendance est possible non pas comme extase mais comme ouverture. Paradoxalement, la transcendance se produit lorsque je me laisse envahir par une extériorité c’est-à-dire que je ne suis plus moi-même, non pas lorsque je sors de moi-même, mais lorsque je laisse l’extériorité venir en moi. La transcendance se produit donc au sein de l’immanence, c’est là le paradoxe apparent. Néanmoins, seul ce paradoxe permet de penser le sujet comme totalité et comme ouverture. Le sujet peut s’ouvrir parce qu’il est une totalité, c’est-à-dire un système clos qui possède une perspective, une localité et qui repose sur une distance première du fait de la duplicité du sentir. Par cette distance originaire à soi, le sujet peut admettre d’autres points de vue que le sien mais aussi permettre la venue en lui de l’extériorité. Merleau-Ponty écrit :
« La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi. »
À en croire cette citation, l’ouverture est bien, comme nous venons de le noter, première sur la totalisation et un jeu d’interaction se met en place entre ouverture et totalité. Reste à savoir comment, une fois la totalisation produite, l’ouverture est encore possible ? L’auteur ne répond malheureusement pas à cette question. Pour continuer notre exploration du texte, il faut traiter à présent du statut du peintre. Le peintre est celui qui fait confiance à la vision car c’est d’elle qu’il puise sa vérité et son travail. Non seulement il vit dans l’omniscience et dans une confiance absolue envers le visible mais plus encore, il ne peut vivre que par cette confiance. Le peintre ne peut pas croire au malin génie cartésien, il est absolument certain de l’existence du monde, puisque c’est de son dialogue avec lui qu’il puise son œuvre. Le visible rend possible la séparation entre le moi et le non-moi car il est un espace unique au sein duquel le corps se meut et le regard se perd. Il n’y a pas d’arrière-monde de la pensée où le peintre pourrait puiser des idéalités qu’il chercherait à rendre par le pinceau. Au contraire, le peintre prouve l’être-au-monde de tout homme, son incarnation nécessaire sur laquelle repose son rapport et sa distance possible au monde. Mais s’il n’y a pas d’arrière-monde, il y a bien pourtant quelque chose comme un support du monde, une couche originaire d’invisible sur laquelle repose le visible. Cette couche d’invisibilité ne doit pas être comprise comme transcendance mais comme absence au sein même du visible. Le visible n’est pas plein et le peintre n’entretient pas avec lui une relation de connaissance mais de manques et de tentatives de révélation de ces manques par le dévoilement de l’invisibilité sous-jacente. La tâche du peintre au final est d’explorer des territoires de l’être encore vierges, territoires toujours-déjà là mais dont la découverte bouleverse le monde perceptif institué. Le peintre ne trouve jamais que de l’être, il n’est pas créateur de l’être ce qui serait absurde mais, néanmoins ses découvertes sont des révolutions réelles car il fait émerger au sein du visible ce qui appartenait jusque-là au règne de l’invisible. L’œuvre d’art doit donc être pensée comme institution.
L’œuvre d’art comme institution :
Le rapport entre l’omniscience de l’être et la finitude du peintre rend possible une pensée de l’institution en peinture. Tous les procédés de la peinture dont nous n’avons pu faire qu’un bref résumé (profondeur, couleur, mouvement), appartiennent tous à l’être et sont chacun capable de retrouver l’être total par une entrée différente. Il ne faut pas réfléchir en termes de partialité car le principe du point de vue, de la perspective est seul à pouvoir rendre compte de l’être. S’il n’y a pas perspective, c’est qu’il y a un point de vue divin qui se confond avec la totalité de l’être. Or, s’il y a confusion, il ne peut pas y avoir de travail à partir de l’être puisqu’il ne pose aucun problème. Seul une perspective peut avoir des manques, sentir l’invisibilité qui anime le visible de l’intérieur et tenter de rendre compte de ce visible vibrant par l’invisible. Mais par là-même, il devient nécessaire de repenser le rapport à l’être qui possède une temporalité spécifique, celle de l’institution. Comme l’écrit l’auteur :
« (…) il n’y a pas en peinture de « problèmes » séparés, ni de chemins vraiment opposés, ni de « solutions » partielles, ni de progrès par accumulation, ni d’options sans retour. »
L’histoire de la peinture est une histoire qui fonctionne sur le mode institutionnel. Puisque c’est l’être qui est visé et qui est trouvé en peinture, il ne peut y avoir d’accumulation, on n’accumule pas de l’être, l’être est un pour Merleau-Ponty. Ce qui a été montré une fois par un peintre est valable pour le reste des siècles en tant que résolution d’un problème ou d’un manque. Tous les problèmes de la peinture sont liés puisqu’ils cherchent tous à trouver l’être dans une perspective. Ce qu’il faut retenir encore une fois c’est l’omniprésence de l’être et la finitude du peintre. C’est pourquoi, il n’y a pas d’acquis en peinture mais pourtant, il y a bien une histoire qui fonctionne comme institution. Chaque peintre bouleverse la peinture de ses prédécesseurs et recompose le monde global de la peinture. Il faut alors thématiser ce phénomène comme recomposition des lignes de force qui se jouaient au sein d’une structure et non pas comme une accumulation, un surplus qui vient recouvrir le passé. S’il y avait accumulation, les propositions des autres peintres resteraient indifférentes aux nouvelles propositions. Là il n’en est rien et les peintures présentes peuvent paradoxalement éclairer celles du passé. Le dialogue n’est jamais interrompu en art et c’est pourquoi un peintre ne peut peindre sans se plonger dans le visible et notamment les visibilités dévoilées par ses prédécesseurs. Le peintre ouvre des champs de l’être jusque-là inexplorés qui expriment différemment ce qui a été dit dans le passé, que ce soit ce que lui a dit ou ce que les autres ont dit… Mais une fois qu’une nouvelle façon de célébrer l’être a été trouvée par lui, l’histoire ne s’arrête pas et de nouveaux problèmes surgissent à l’intérieur même de ses solutions. Il n’y a pas de solution définitive mais seulement des éclaircissements qui créent d’autres zones d’ombre. D’une certaine manière, on n’avance pas en peinture mais on ne recule pas non plus, on recompose différemment avec l’être comme le peintre avec ses couleurs. C’est ce que Merleau-Ponty entend par institution. Une histoire qui fonctionne par dialogue, recomposition, éclaircissement du passé par le présent et vice et versa, qui résout continuellement le même problème, celui du visible, et qui ne peut finir car, des nouveaux champs qui sont ouverts, naissent de nouveaux invisibles.
Pour conclure, nous aimerions reprendre les derniers mots du texte de Merleau-Ponty qui écrit :
« (…) en un sens la première des peintures allait jusqu’au fond de l’avenir. Si nulle peinture n’achève la peinture, si même nulle œuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avantage toutes les autres. Si les créations ne sont pas un acquis, ce n’est pas seulement que, comme toutes choses, elles passent, c’est aussi qu’elles ont presque toute leur vie devant elles. »
Bien que généralement en accord avec la perspective merleau-pontienne, nous voudrions ici signaler notre désaccord avec l’auteur. Contrairement à ce qu’il pense, la photographie est capable de générer une sorte de mouvement lorsqu’elle prend des sujets en action mais ceux-ci doivent rester stables (assis sur une chaise ou autre). L’auteur a néanmoins raison en ce qui concerne les photographies pour lesquelles le sujet est en mouvement. Paradoxalement la photographie ne donne du mouvement qu’en prenant en compte des sujets presque fixes mais animés de l’intérieur par une situation particulière (une discussion, un rire…). Le mouvement photographique et pictural n’est certes pas le même mais chacun peut parvenir à une certaine forme de mouvement.