Regroupement d'écrits philosophiques et littéraires
Introduction :
Lévinas a pu être vu comme une figure de proue du tournant théologique de la phénoménologie. Certes, il n’est sans doute pas de phénoménologue français de l’après-guerre plus proche d’une pensée religieuse que lui. Pourtant, l’utilisation d’un vocabulaire religieux n’a pour autre fin que de ramener cette perspective au sein du monde. Si la phénoménologie lévinassienne n’est sans doute pas une phénoménologie religieuse, il n’en va pas de même quant à son statut métaphysique. En quelque sorte, Lévinas fait usage du vocabulaire religieux pour insuffler à la phénoménologie une dimension métaphysique. Nous l’affirmons avec force, Totalité et Infini n’est pas un traité religieux mais il use de concepts religieux pour creuser de nouveaux sillons, en-deçà de la phénoménologie de la conscience husserlienne. En revisitant, parfois à gros traits, la philosophie et la phénoménologie occidentale, le phénoménologue français propose de retracer le parcours de la subjectivité, de son positionnement originaire dans la jouissance, jusqu’à sa transcendance ultime dans le rapport qu’elle entretient avec sa procréation. Le but que nous nous donnons est de parcourir ce chemin de la phénoménologie lévinassienne de la subjectivité pour voir quels rapports elle entretient avec les perspectives métaphysiques dont nous venons de parler. Pour se faire, nous ne solliciterons pas l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, mais bien son ouvrage majeur à nos yeux, nous entendons par là Totalité et Infini. Au sein de cet Essai sur l’extériorité, nous nous attarderons plus particulièrement sur la première et la dernière partie : Le Même et l’Autre et Au-delà du Visage. Ce choix est la conséquence de deux causes : ces deux parties sont peut-être les moins connues du public et ont le moins été travaillées par les commentateurs. D’autre part, ce sont celles qui abordent sans doute avec le plus de pertinence les thèmes de notre sujet d’étude. Pourtant, bien que nous consacrant principalement à l’essai de 1961, nous ne nous interdirons pas de solliciter d’autres essais. Trois moments constitueront notre argumentation. La discussion qu’entretient le phénoménologue français avec ce qu’il appelle la tradition occidentale constituera un premier temps argumentatif, suivi d’une élaboration autour de la subjectivité et de sa rencontre avec autrui. Enfin nous nous arrêterons sur les modes relationnels susceptibles d’être entretenus avec la transcendance radicale qu’est autrui.
Le dialogue avec la tradition occidentale :
Totalité et Infini est en dialogue constant avec ce que Lévinas nomme la tradition occidentale de la philosophie. Certes, le phénoménologue n’est pas toujours d’une rigueur absolue avec les auteurs dont il traite mais il a ce grand mérite de ramasser synthétiquement un mouvement de fond de la pensée occidentale, à savoir le régime autonome du Même. La dichotomie du Même et de l’Autre qui irrigue l’ensemble de l’ouvrage a pour source Le Banquet de Platon qui retrace le mouvement ascendant de l’amour en six étapes dont le moteur est la lutte entre l’« unité » et la « dualité ». Ce glissement sémantique est à la fois surprenant et éclairant sur les attentes de l’auteur. Le Même et l’Autre (notons les majuscules) sont deux catégories qui permettent de penser une histoire de la philosophie tiraillée entre l’ontologie et la métaphysique (l’ontologie étant assimilée au Même là où la métaphysique appartient au règne de l’Autre). L’occident se serait contenté de vivre sous le règne du Même, ne parvenant pas à s’ouvrir et répondre à la transcendance propre qui anime la métaphysique.
« La philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie : une réduction de l’Autre au Même, par l’entremise d’un terme moyen et neutre qui assure l’intelligence de l’être. »
En effet, l’ontologie repose sur un idéal d’adéquation de l’étant et de l’être avec pour objectif la synthèse de ceux-ci. Cet idéal est le principe du Même qui repose sur l’unification plus que sur l’unité, car le Même peut subir une certaine forme d’éclatement ou de dispersion qui reste cependant toujours temporaire et est voué à un retour à l’unité. Plus qu’une unité, le Même, comme le moi (les deux sont en effet synonymes pour l’auteur) s’exprime comme identification, il est « (…) l’être dont l’exister consiste à s’identifier (…) ». De là découle toute une relecture de la pensée philosophique occidentale allant de Socrate tirant tout de lui-même à Heidegger dont le dasein ne mange pas. On sent dans la lecture proposée par Lévinas, la dénonciation d’une tendance solipsiste de la philosophie qui cherche à tout ramener sous le joug du Même. C’est là le grand mal de l’ontologie comme science de l’être en tant qu’être que de vouloir trouver une unité sans laquelle l’étant serait perdu de par son éclatement. Pourtant, et c’est là pensons-nous la grande force du phénoménologue français, cette dénonciation de l’ontologie occidentale ramenant tout au Même n’est pas un rejet radical mais le constat d’une insuffisance. En quelque sorte, la philosophie n’est pas allée assez loin dans son exploration de l’étant et fut trop frileuse pour admettre la nécessité de l’éclatement du moi. De plus, il est fondamental pour l’auteur de passer par ce moment ontologique pour accéder à la métaphysique, de passer par le moi pour que l’autre me transcende. Arrêtons-nous un instant sur la thématisation du moi.
Le Moi est le terme nécessaire à la transcendance, il permet le face-à-face avec autrui. C’est la raison pour laquelle Totalité et Infini connaît cette architecture singulière qui consiste à s’ouvrir sur l’analyse du Moi et de son mode à être avant d’en venir à la rupture. Il y a une certaine tendance à assimiler Lévinas en tant que philosophe de l’hétéronomie alors qu’il est peut-être celui qui pousse le plus loin la subjectivité ; car c’est seulement là où le moi est le plus totalisant qu’il peut connaître une rupture de son pouvoir par l’épiphanie d’autrui dans le visage. Il faut donc faire attention aux lectures trop altruistes de Lévinas. Pour revenir au Moi, il faut retenir que son existence consiste en son identification. Quand bien même il subirait des altérations, comme celles que connaît la conscience hégélienne, il en vient toujours, au terme de ces altérations, à s’identifier, à adopter une perspective synthétique. En cela, l’analyse lévinassienne du Moi ne diffère pas radicalement de la perspective hégélienne. Mais là où il va plus loin que le philosophe allemand, c’est dans la possibilité de la rupture du Moi par l’autre (nous y reviendrons par la suite). Le Moi est donc cette instance qui existe en s’identifiant et qui ainsi parvient à se séparer et vivre de jouissance. L’ontologie occidentale est là, toute la philosophie n’étant finalement qu’une philosophie du Moi, de l’Un, philosophie qui n’est pas parvenue à s’extraire de l’enseignement d’Empédocle. Voyons les figures avec lesquelles discute notre auteur pour analyser ce qu’il en retient.
Hégélianisme et phénoménologie : des philosophies de la totalité :
Dans un premier temps, nous proposerons une lecture oppositive au sein de laquelle la dénonciation qui est faite est celle de développer une philosophie du Même et de la totalité. Nous en viendrons ensuite aux influences dont Lévinas a sollicité les thèmes pour le développement de sa pensée personnelle.
*Hegel :
L’influence de Hegel dans la constitution de Totalité et Infini se ressent jusque dans le titre de l’œuvre et la dichotomie qui y est proposée. Le concept de totalité, éminemment hégélien, connaît une modulation double : d’une part, la totalité concerne le rapport de l’étant au monde et, d’autre part, la temporalité comme condition de dévoilement de la vérité. En ce qui concerne le premier point, il faut noter que la dénonciation qui est faite par Lévinas rejoint celle dont nous avons déjà parlé, à savoir le rapport de consommation de l’Autre par le Même. La philosophie hégélienne ne connaît qu’une transcendance « molle » car le moi parvient toujours à synthétiser le moment de la négativité pour retourner dans le règne paisible de l’Un. Quand bien même le dévoilement des moments de la conscience, un des enjeux de la Phénoménologie de l’Esprit, proposerait une forme de transcendance de soi à soi ou de soi à autrui, il n’en reste pas moins que la synthèse finit par triompher. Or, comme le montre le titre d’un des paragraphes de Totalité et Infini, La transcendance n’est pas la négativité. La négativité suit encore le régime de la totalité car « Le négateur et le nié se posent ensemble, forment système (…) ». Le deuxième versant de l’opposition à la totalisation hégélienne concerne le rapport à l’histoire. Lévinas refuse l’idée que l’histoire ne dévoile la vérité de l’étant que dans son caractère final. Contre ce finalisme et cette clôture historique, Lévinas cherche à penser les conditions de l’éclatement du système qui passe par le visage d’autrui. Ainsi, dans la continuité avec Kierkegaard, il cherche les moyens d’une sortie de l’histoire. Contre le philosophe danois néanmoins, il ne voit pas la sortie de la totalité par le moi mais par autrui : « Ce n’est pas moi qui me refuse au système, comme le pensait Kierkegaard, c’est l’Autre. » La philosophie systémique de Hegel est une ontologie du Même qui n’est pas régit par un principe de transcendance.
*La phénoménologie :
La phénoménologie n’est pas en reste concernant la critique d’une philosophie qui ne sort pas de l’ontologie. Lévinas écrit : « La médiation phénoménologique emprunte une autre voie où l’« impérialisme ontologique » est encore plus visible. » Même si toute la phénoménologie est ici visée, une attention particulière est portée à Heidegger. Cette méthode s’illusionne la possibilité d’une distance radicale dans la non coïncidence de l’être et de l’étant et semble à première vue développer une philosophie de la transcendance. L’étant requiert une ouverture originaire de l’être pour y accéder et, de cette ouverture, se mettrait en place la distance de l’être à l’étant. Pourtant, et c’est là que le retour à une forme d’ontologie intervient, l’accès de l’étant à l’être se fait à partir d’« une luminosité, d’un épanouissement généreux ». L’étant retrouve et recouvre l’être de sa lumière, ou pour le dire en termes heideggériens, il dévoile la vérité de l’être comme si l’être avait été créé pour cette connaissance rendant adéquat l’être et le paraître. Le primat de la relation à l’être, qui anime toute la philosophie de Heidegger est, pour Lévinas, une négation de la métaphysique au profit de l’ontologie. Le rapport à l’être est toujours un rapport de consommation et de négation de toute altérité radicale. Il n’y a pas de place pour les zones d’ombre, pour l’étrangeté, ni pour le silence et la nuit dans la phénoménologie du penseur allemand. La « fourberie » de la phénoménologie consiste à trouver un troisième terme qui neutralise le rapport du Même à l’Autre : ce troisième terme est le concept ou la connaissance.
« Je pense » revient à « je peux » - à une appropriation de ce qui est, à une exploitation de la réalité. »
Par la connaissance, le Même parvient à ramener l’Autre à lui et donc à nier son altérité radicale, elle est une puissance qui s’exerce sur le sujet par l’utilisation du concept. D’une certaine manière, pour Lévinas, le concept peut tout justifier, surtout le pire. Cette critique permet de situer la perspective lévinassienne en-deçà d’un intellectualisme ou d’une philosophie de la compréhension qui se traduit par une violence faite à l’altérité. En opposition à une phénoménologie de la domination, il proposera d’ériger « l’éthique comme philosophie première » c’est-à-dire de prendre acte de l’altérité radicale qui se joue dans le face-à-face avec autrui comme inaugurateur du sens.
Contre la perspective ontologique qui irrigue la philosophie hégélienne ainsi que la phénoménologie, Lévinas propose un retour, pouvant paraître étonnant à première vue, à Descartes.
Descartes et l’idée d’infini :
Le parcours entrepris jusqu’à présent a montré la nécessité de penser les conditions de possibilité d’une réelle transcendance à laquelle l’hégélianisme et la phénoménologie ne sont pas parvenus. C’est dans le cartésianisme que l’auteur voit la première réussite d’une telle entreprise. Le passage qui intéresse Lévinas intervient lors de la troisième méditation où Descartes écrit :
« Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s’il y a quelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites. Or ces avantages sont si grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent il faut nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant, que Dieu existe ; car, encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait pas été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. »
Lévinas retient de cette troisième méditation la possibilité de penser un ideatum transcendant l’idée qu’on peut en avoir, c’est-à-dire que la réalité de ce qui est pensé dépasse l’idée même qu’on peut en avoir. Cela revient à assimiler l’idée d’infini à une étrangeté radicale. La perspective théologique ne semble pas l’intéresser, même si on peut douter que le texte fut choisi par hasard. La partie de la démonstration cartésienne qui est clairement rejetée est celle de la possibilité de penser l’infini à partir du fini. Néanmoins, en ce qui concerne la rupture que constitue l’infini, l’auteur est pleinement cartésien. De l’infini, il ne peut y avoir qu’une idée, car il est absolument autre, une étrangeté radicale sur laquelle aucune prise n’est possible. Lévinas ne voit pas l’infini seulement en Dieu mais aussi en autrui et dans la mort. Dieu, autrui et la mort sont les trois infinis dégagés dans l’œuvre globale de l’auteur, mais son génie vient du dégagement de la présence de l’infini en autrui. L’infini ne peut être thématisé sur le mode objectal, il est en rupture avec toute prise, comme nous venons de le voir, et donc en rupture avec l’activité conceptuelle. Il ne peut y avoir de visée de l’infini et en cela, dans l’expérience du rapport à l’infini, nous sommes confrontés à une sorte de situation-limite de la phénoménologie :
« L’ « intentionnalité » de la transcendance est unique en son genre. »
Dans cette situation-limite, le moi est en rapport avec quelque chose qui le dépasse radicalement. Il faut être très attentif aux attentes de la démonstration de l’auteur : celle-ci cherche à conserver les deux instances, le moi et autrui, intactes et pourtant en rapport. Dans l’infini, il y a une forme de rapport, mais d’un rapport qui n’annule pas les instances liées et dont aucun point de vue englobant ni aucune synthèse ne peut être établi. Ce rapport à l’infini est suscité par un Désir, le Désir métaphysique dont l’explicitation sera l’un des enjeux des lignes qui vont suivre. Retenons l’importance capitale de l’idée d’infini qui est le mode de la relation métaphysique et sans doute l’un des enjeux majeurs de l’essai :
« (…) nous nous proposons de décrire, dans le déroulement de l’existence terrestre, de l’existence économique comme nous l’appelons, une relation avec l’Autre, qui n’aboutit pas à une totalité divine ou humaine, une relation qui n’est pas une totalisation de l’histoire, mais de l’idée de l’infini. Une telle relation est la métaphysique même. »
Ce petit parcours dans les influences lévinassiennes nous a permis de commencer à entrevoir la spécificité d’une phénoménologie en-deçà de la tradition husserlienne pour laquelle la percée du phénomène passe par l’intentionnalité de la conscience. Ici, la conscience est en quelque sorte réévaluée au profit d’une phénoménologie de l’étrangeté, de la rupture du pouvoir absolu de constitution de la conscience. La phénoménologie lévinassienne est métaphysique en ce sens qu’elle propose une rupture radicale des pouvoirs de la conscience comme source originaire du sens.
Vers la relation métaphysique :
Le désir métaphysique :
S’il fallait retenir un point majeur de notre argumentation jusqu’à présent, ce serait la volonté de Lévinas de sortir de la perspective ontologique. Contre cette dernière, il développe une phénoménologie qui prend source dans son concept de désir métaphysique. De quoi s’agit-il ? Étonnamment ce concept ne prend acte ni de la conception classique de la métaphysique ni de celle du désir. Le désir est traditionnellement assimilé à un manque, à la perte d’une unité originaire à reconquérir. Dans l’objet désiré est supposé se trouver la clé du secret de l’unité perdue. Le désir ne sort pas du règne du Même qui consiste en l’assimilation et en l’identification de l’altérité par le moi. Or, le désir métaphysique s’oppose radicalement à cette conception du désir. La métaphysique est vue comme la rupture d’un monde familier par « (…) un hors-de-soi étranger (…) ». Ce mouvement explique l’organisation de l’essai dont la première partie, Intériorité et économie, est consacrée à l’étude de ce monde familier et quotidien là où la seconde, Le visage et l’extériorité, est consacrée à l’absolument autre qui s’incarne dans le visage d’autrui. En effet la définition que propose l’auteur de la métaphysique est celle d’un absolument autre, qui est également la définition du visage d’autrui dont nous parlerons sous peu. Le rapport à autrui est donc un rapport métaphysique. Mais n’oublions pas le second terme du concept qui infléchit quelque peu ce que nous venons d’écrire. Le désir métaphysique est un désir d’une altérité radicale qui ne cherche aucunement un quelconque retour à soi-même, ou à toute unité de ce genre. Le désir n’y est plus besoin mais est creusé par le désiré lui-même.
« Le désir métaphysique a une autre intention [que celle du désir classique] – il désire l’au-delà de tout ce qui peut simplement le compléter. Il est comme la bonté – le Désiré ne le comble pas, mais le creuse. »
Il s’agit d’une perdition, d’un voyage en terres inconnues, étrangères et dont il n’est point question de retour. Notre interprétation est peut-être poussée en évoquant une perdition mais il n’en reste pas moins qu’une rupture franche intervient lorsque le désir métaphysique se vit. La difficulté à saisir est le type de rapport qui s’organise autour de ce concept. Lévinas y répond très clairement lorsqu’il écrit que c’est un « (…) rapport dont la positivité vient de l’éloignement, de la séparation (…) ». Le rapport qui se fait entre le désirant et le désiré métaphysiquement est donc bien un rapport de creusée. Plus le rapport est puissant et pur, plus la séparation est grande. Le fait qu’il n’y ait pas rapport au sens strict du terme est en réalité une absence de rapport conceptuel qui est, comme on l’a vu, une compréhension donc une domination. Tout rapport autre que métaphysique est un rapport d’asservissement de l’Autre par le Même. C’est toute la spécificité du rapport métaphysique que d’être un rapport sans lien, ou plutôt dont le liant est la séparation, un rapport qui est pour la logique classique une contradiction. De là, Lévinas tire la conséquence que se noue une asymétrie fondamentale entre le désirant et le désiré, cette asymétrie étant vue comme dimension de la hauteur. L’invisibilité qui se joue dans le désir métaphysique ouvre une dimension de hauteur entre le désirant et le désiré. C’est ce qui fera dire à Lévinas dans la suite du texte qu’autrui me dépasse radicalement de par sa hauteur. Ce désir de l’invisible ou désir métaphysique devient effectif lors de la rencontre d’autrui et son épiphanie dans le visage. Mais avant d’en venir à cette thématique devenue célèbre, il nous faut dire un mot de la posture nécessaire de la subjectivité pour parvenir à l’accueil de l’altérité d’autrui, à savoir le vivre dans la jouissance.
La jouissance originaire, condition de la séparation :
Avant d’envisager la relation à la transcendance d’autrui, il est nécessaire de montrer comment une subjectivité peut s’extraire de son enfermement dans l’être pour atteindre un exister autonome. La subjectivité envisagée comme exister pur et séparé de toute subsomption est une condition nécessaire au développement d’une relation à autrui forte, c’est-à-dire d’une relation entre deux subjectivités irréductibles l’une à l’autre. C’est la raison pour laquelle Lévinas réfléchit en premier lieu aux conditions de formation d’une subjectivité indépendante ou séparée (pour employer son vocabulaire), séparée entendu au sens de séparée de sa soumission aux lois de l’être. C’est dans la notion de jouissance que Lévinas trouve le moyen pour le sujet de se séparer. La jouissance est le mode premier de l’exister du sujet. Il faut parler d’exister du sujet car, dans la jouissance, le sujet s’oppose déjà à l’être. Lévinas écrit :
« La jouissance (…) [est] le frisson même du moi. Nous nous y maintenons toujours au deuxième degré qui, cependant, n’est pas encore celui de la réflexion. Le bonheur où nous nous mouvons déjà par le simple fait de vivre, est, en effet, toujours au-delà de l’être où sont taillées les choses. »
C’est la jouissance qui permet au sujet de sortir de l’être, de se séparer de l’être pour acquérir une autonomie et une individualité.
« La subjectivité prend son origine dans l’indépendance et dans la souveraineté de la jouissance. »
Néanmoins, comme il a été relevé dans la première citation, la jouissance, bien qu’au deuxième degré, « n’est pas encore celui de la réflexion ». La subjectivation du sujet n’est pas complètement achevée dans la jouissance. Il lui manque, pour atteindre à la réflexivité, la relation avec la transcendance (la relation avec la transcendance sera dite réflexion de la réflexion). Le sujet jouissant est animé par le désir métaphysique que nous venons de traiter qui le pousse à rechercher l’absolument autre. Cette altérité absolue, l’individu la trouve dans la rencontre du visage d’autrui. Nous l’aurons bien compris, la fonction de la jouissance est de préparer à la relation avec une transcendance absolue, celle d’autrui. Il ne faut pas pour autant croire que la séparation de la subjectivité n’a pas d’exister autonome, comme si son être était entièrement dépendant de cette préparation à l’accueil du visage d’autrui. Au contraire, le principe même de la subjectivité est d’être autonome, ce qui fait du sujet lévinassien pré-transcendance, un sujet quasi souverain. Sans la position première de la subjectivité et la séparation de sa relation avec l’être qui en découle (séparation qui n’est pas rupture de la totalité), le face à face avec autrui serait impossible.
L’épiphanie d’autrui dans le visage comme rupture de la totalité :
La subjectivité est sous sa première forme jouissance. Pourtant le sujet ne rompt pas définitivement avec la totalité lorsqu’il en reste au stade de la jouissance, que l’on pourrait appeler stade du narcissisme primaire de la subjectivité. Le sujet se conserve dans le règne du Même lorsqu’il vit de jouissance et ne devient sujet véritable qu’à partir de sa rencontre avec le visage d’autrui. Le visage d’autrui achève la rupture complète avec la totalité. Il n’est pas vu, il apparaît sous forme d’épiphanie. Il n’est pas vu car la vision se traduit par la domination de ce qui est vu, elle enferme le vu dans un thème. En ce sens, Lévinas s’oppose à la philosophie husserlienne qui fait de l’intentionnalité le rapport principal et unique du sujet au monde. Pour notre auteur, en-deçà du rapport intentionnel, se trouve l’épiphanie d’autrui comme visage. Le visage va contre le mouvement intentionnel car il met en cause mon pouvoir de pouvoir.
« Le visage est présent dans son refus d’être contenu. »
L’intentionnalité est le pouvoir du moi, le visage est la remise en cause de ce pouvoir. Cette remise en cause des pouvoirs du moi est ce qui confère à autrui sa transcendance envisagée comme infini. Si autrui est infiniment transcendant, ce n’est pas parce qu’il est plus puissant que moi mais parce qu’il met en cause la puissance du moi. Il est le seul à ne pouvoir être thématiser par moi. Il me dépasse infiniment parce qu’il échappe à toute prise possible. On voit se retrait d’autrui dans les différentes formes paradoxales qu’il peut prendre : il est à la fois la veuve, l’étranger et l’orphelin mais aussi le maître.
« La présence d’un être n’entrant pas dans la sphère du Même, présence qui la déborde, fixe son « statut » d’infini. »
La seule possibilité de pouvoir sur autrui doit passer par le meurtre qui est encore un échec puisqu’il exacerbe l’infinité d’autrui. La situation est donc la suivante : le sujet qui vit originairement de jouissance, et donc de pouvoir, est confronté à une expérience qui le dépasse infiniment et qui remet en cause son pouvoir de pouvoir. Cette expérience est la rencontre du visage d’autrui qui vient mettre un terme au règne de la subjectivité première de la jouissance et qui plonge le sujet dans la relation éthique. Cette relation est envisagée par Lévinas comme la relation la plus originaire qui soit, au sens où avant la rencontre d’autrui, le sujet ne peut être considéré comme une subjectivité réflexive et morale. C’est la rencontre du visage d’autrui qui parachève la subjectivation du sujet qui avait commencé dans la jouissance. Sans la jouissance et la séparation, le sujet n’aurait pu être confronté à la transcendance, mais c’est bien la confrontation avec la transcendance absolue qui permet au sujet d’être un sujet accompli.
Après avoir envisagé le sujet seul et sa rencontre avec le visage d’autrui, il nous faut montrer la manière dont la relation se met en place avec autrui.
La relation métaphysique :
Le langage comme mode de relation avec la transcendance :
Le problème qui se pose encore est celui de la relation que les subjectivités séparées peuvent entretenir entre elles. En effet, l’épiphanie d’autrui comme visage met en présence d’une transcendance absolue, si bien qu’il faut interroger la possibilité de la relation avec autrui. Si autrui m’est infiniment transcendant, une relation avec lui est-elle possible ? Si oui, quelle est cette relation ? Lévinas voit dans le discours qui enseigne, le mode de relation que peut entretenir autrui avec moi tout en conservant sa transcendance. Il écrit :
« Le langage accomplit une relation entre des termes qui rompent l’unité d’un genre. Les termes, les interlocuteurs, s’absolvent de la relation ou demeurent absolus dans la relation. »
Le langage possède ce caractère particulier d’être un mode de relation avec ce qui est transcendant. Mieux, il achève la transcendance qui prenait origine dans la rencontre du visage d’autrui. Lévinas pense le langage comme étant le mode de donation de l’épiphanie d’autrui comme visage. Nous avons vu qu’il rejetait la vision, qui est toujours sous le régime du Même, et pensons qu’il y substitue le langage, passant ainsi de l’œil à l’oreille comme mode privilégié avec la transcendance. Le langage est ainsi la source de toute signification, il est le sens originaire précédant la sinngebung husserlienne, il ouvre à l’Autre et au temps. De plus, il conserve la transcendance avec autrui tout en creusant la relation. Plus je m’exprime avec autrui, c’est-à-dire plus j’entretiens une relation privilégié avec lui, plus je me rends compte de l’abîme qui me sépare de lui. Creuser la relation par le langage, c’est creuser l’écart qui me sépare d’autrui. Si loin si proche, le langage apparaît comme le paradoxe et l’essence de la relation à l’altérité. Le langage comme mode privilégié de la relation à autrui prend source dans l’interpellation d’autrui. L’apparaître du visage d’autrui est en même temps un appel à la relation.
« La sphère primordiale qui correspond à ce que nous appelons le Même, ne se tourne vers l’absolument autre que sur l’appel d’Autrui. »
Il est un appel et une injonction à la relation. En se définissant comme ce qui remet en cause les pouvoirs du moi, l’épiphanie d’autrui comme visage est un appel à la discussion. Il est possible de refuser de répondre à cet appel mais il ne peut pas ne pas être entendu. Le langage est donc le mode de relation privilégié avec la transcendance puisqu’il accroit la transcendance en se développant. Mais l’apparaître du visage, et le langage qui en découle, induit une responsabilité envers autrui. Autrui est cet appel que je n’ai pas voulu et auquel je ne peux me soustraire, j’en suis responsable sans le vouloir. Je suis « élu sans assumer l’élection ! » Cette réflexion sur le langage permet en dernier lieu d’interroger le statut de la phénoménologie lévinassienne. Faire du langage le mode d’apparaître du visage et le thématiser comme enseignement ne revient-il pas à proposer les bases d’une phénoménologie du langage voire une didactique phénoménologique ? Cette proposition serait la solution aux problèmes posés par la phénoménologie husserlienne de la conscience. L’enseignement d’autrui est l’incarnation de l’idée d’infini car il m’apporte plus que ce que je n’aie en moi. Ce phénomène est la première forme du rapport avec la transcendance, il est non seulement la preuve de la possibilité de l’accueil de la transcendance d’autrui, mais aussi la première forme d’une relation intersubjective véritable, c’est-à-dire d’une relation au sein de laquelle les subjectivités subsistent dans leur séparation tout en entretenant une relation. Le charnel est la seconde forme de relation avec la transcendance, relation qui permet cependant d’aller au-delà du visage et donc, peut-être au-delà de la métaphysique. C’est ce que nous allons interroger tout de suite.
L’Eros et la fécondité :
Ce long parcours dans la phénoménologie métaphysique lévinassienne nous conduit au seuil d’un paradoxe : le rapport érotique et la fécondité qui en est la fin. L’Eros est la figure même de l’ambigüité, à la fois en-deçà et au-delà du visage. En-deçà, parce que la relation érotique retombe inlassablement et inévitablement dans la sphère du Moi, pourtant cette retombée est en réalité une creusée. En effet, la relation érotique ramène le Moi en-deçà de la dialectique du Même s’exprimant sous la forme besoin-jouissance, il creuse l’immanence. Au-delà, car l’amour transcende toujours les deux subjectivités en relation, il dépasse infiniment le simple rapport que les deux entretiennent, il ouvre à une temporalité infinie. La figure de l’ambigüité amoureuse est résumée par l’auteur en ces termes :
« La possibilité pour Autrui, de se placer, à la fois, en-deçà et au-delà de tout discours, cette position à l’égard de l’interlocuteur qui, à la fois, l’atteint et le dépasse, cette simultanéité du besoin et du désir, de la concupiscence et de la transcendance, tangence de l’avouable et de l’inavouable, constitue l’originalité de l’érotique qui, dans ce sens, est l’équivoque par excellence. »
L’équivoque de l’amour se prolonge dans celle de la fécondité qui est le terme de l’Eros. Pour qu’il y ait fécondité, il faut un rapport au féminin qui se définit lui-même comme ambigüité, rapport qui passe par la profanation. Il y a profanation car le féminin est sacré au sens étymologique de ce qui ne doit pas être touché et, s’il est touché, ce ne peut être que sur le mode profanatoire. Dans la caresse, moyen de la profanation, l’équivoque se donne pleinement, à savoir la simultanéité du découvert et du caché, elle est une « (…) marche à l’invisible (…) » qui dévoile un au-delà du temps, un enfant :
« La profanation qui viole un secret ne « découvre » pas, par-delà le visage, un autre moi plus profond et que ce visage exprimerait, elle découvre l’enfant. »
La fécondité ouvre à une temporalité métaphysique car, en elle, le moi connaît une véritable transsubstantiation, il se fait autre dans l’enfant qu’il met au monde. Cette dissolution de la subjectivité a pour conséquence d’annuler tout rapport de pouvoir avec l’autre s’exprimant ici comme féminin. Un parallèle est d’ailleurs clairement établi entre le rapport à l’infini et le rapport au fils :
« La relation ressemble à celle qui fut décrite pour l’idée de l’infini : je ne peux en rendre compte par moi-même (…). À la fois mien et non mien (…) mon avenir ne rentre pas dans l’essence logique du possible. »
La fécondité est bien cette absence de pouvoir sur l’avenir, l’impossibilité de tout projet sur un ensemble de possibilités à-venir. L’enfant est une nouveauté radicale qui, bien qu’étant pour partie moi-même, me dépasse radicalement. C’est comme si je n’avais plus de pouvoir sur moi-même, comme si je m’ouvrais à une dimension infinie. Lévinas va ainsi jusqu’à proposer une subjectivité métaphysique qui passe par la fécondité. C’est peut-être justement parce qu’elle devient métaphysique, grâce à l’enfant, que la subjectivité est au-delà de tout pouvoir. Au final, la conciliation de soi avec Autrui passe par la figure de l’enfant.
Conclusion :
La phénoménologie lévinassienne est de part en part une recherche métaphysique. Le sujet pensé sur le mode de la jouissance est aussi appelé sujet athée. Il nécessite une séparation d’avec l’être pour connaître un exister autonome. Mais la dialectique du besoin-satisfaction ne le rassasie justement pas et il se sent poussé par un Désir métaphysique, un désir d’une altérité radicale qu’il ne sait pourtant pas bien où trouver. Cette altérité radicale se fait jour dans l’épiphanie d’autrui comme visage, mettant ainsi en relation avec une instance métaphysique et inaugurant une réflexion de la réflexion. L’épiphanie d’autrui dans le visage est le deuxième moment de la métaphysique lévinassienne qui se poursuit dans le rapport charnel. La fécondité apparaît comme la finalité du rapport érotique et confronte la subjectivité à une troisième forme de rapport métaphysique, le rapport à l’enfant. L’enfant vient réconcilier le face-à-face avec autrui, dissout les pouvoirs du moi (là où Autrui ne les remettait qu’en cause) et ouvre sur l’infini. Trois infinis donc pour une phénoménologie métaphysique en trois temps : le Désir Métaphysique d’abord qui est aussi appelé Désir de l’infini, l’infini d’autrui ensuite et l’infini du sujet lui-même dans son rapport à l’enfant. La phénoménologie métaphysique lévinassienne proposée dans Totalité et Infini nous confronte ainsi avec une série d’éclatements successifs dont la finalité est la conception d’une ouverture pure de la subjectivité, d’une relation avec la transcendance et d’une sortie de soi à laquelle De l’Évasion ne parvenait pas.