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19 novembre 2012 1 19 /11 /novembre /2012 17:14

Introduction

En 1923, alors que la République de Weimar est en pleine crise économique, ne pouvant plus payer ses dettes à l’égard de la France et que des grèves générales pullulent, un essai tiré à quelques centaines d’exemplaires va devenir la bible de toute une génération de penseurs : il s’agit d’Histoire et conscience de classe de Lukács. Pourtant, la postérité de l’œuvre était loin d’être assurée puisque, ni les communistes ni les sociaux-démocrates, n’acceptèrent l’hétérodoxie des thèses développées et l’auteur dût même désavouer le livre. Ici, il s’agira de reprendre l’argumentation défendue dans un des essais du livre et intitulé La réification et la conscience du prolétariat afin de la confronter avec les travaux menés plus de quatre-vingt ans plus tard par Honneth. Après un trou noir de ces huit décennies, le motif principal de l’essai, à savoir la réification, semble ressurgir dans nos sociétés contemporaines avec néanmoins de réelles ruptures qui seront l’enjeu de notre confrontation entre l’essai de Honneth, intitulé sobrement La réification, et Lukács. Partant, il s'agira d’aborder une partie du travail du philosophe, dont la matrice essentielle est une tentative de réactualiser le schéma hégélien de la « lutte pour la reconnaissance » dans l'ambition audacieuse d’un renouvellement de la Théorie Critique.  La réification semble proposer une réflexion plus radicale, plus fondamentale, osons même le terme plus « transcendantale », précisément sur ce qui rend possible cette lutte pour la reconnaissance, en amont donc de celle-ci : il défend la thèse d’une « ontologie sociale ». Cet approfondissement n’est pas négation de ses travaux précédents mais élargissement et approfondissement de la catégorie de reconnaissance, celle-ci accédant à un statut plus fondamental. Pour le dire en un mot, il y a des formes fondamentales de reconnaissance qui précèdent la lutte pour la reconnaissance. C’est bien l'approfondissement de ce que Honneth lui-même appelle « l’épistémologie de la reconnaissance », et que nous interprétons pour notre part comme l'ébauche possible d'un « tournant ontologique » encore à explorer, qui fait tout l’intérêt de ce déplacement du projet honnethien dont il va être question ici.

 

I-                   Lukács, la société capitaliste ou la réification omniprésente

Le texte matrice de l’essai d’Axel Honneth est un article de Histoire et conscience de classe de Lukács intitulé La réification et la conscience du prolétariat. À vrai dire, la lecture honnethienne reste relativement partiale et ne prend pas en compte le cœur du texte, à savoir la possibilité de transformation de la structure réifiante de la société par le prolétariat. La sollicitation des simples occurrences telles que « prolétaire » ou « prolétariat » n’est que peu usitée par Honneth, ce qui tend à prouver que sa lecture n’a pas pour vocation à rendre compte du texte mais est animée par d’autres enjeux que nous verrons au cours du développement qui va suivre. Afin de comprendre l’enjeu de la controverse et de la distance entre les deux auteurs, il faut pourtant revenir au texte source ainsi qu’aux propositions génétiques faites par Lukács qui est plus affirmatif et plus clair que ne veut bien l’admettre Honneth.

 

1)      La réification comme phénomène globale de la société capitaliste

Lukács fait dériver le phénomène de réification de la généralisation de la structure marchande dans les sociétés capitalistes, ce qui a pour conséquence un oubli du caractère anthropologique des relations au profit d’une objectivation ou réification toujours plus accrue. L’auteur donne la définition suivante de la structure marchande :

« L’essence de la structure marchande a déjà été souvent soulignée ; elle repose sur le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose, et, de cette façon, d’une « objectivité illusoire » qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre homme. »[1]

C’est donc à un oubli ou une dissimulation que l’on a à faire lorsque nous sommes confrontés à la structure marchande. La thèse forte de Lukács sera de défendre que cette structure atteint l’ensemble des domaines de la vie dans les sociétés capitalistes modernes. Pour parvenir à l’oubli du caractère humain propre à toute relation, la structure marchande fait jouer l’homme contre lui-même en créant cette illusion d’une profonde efficacité qui voudrait que le travail humain soit autre chose que le résultat de sa propre production. Il y a application des idéaux mathématiques de séparation de l’ordre de la vérité avec celui de la structure de la société entière. Le travail devient dans ces conditions un être indépendant, objectif, dont le fonctionnement connaît des lois autonomes et idéalement éternitaires. Il s’abstrait du domaine du réel et seule la marchandise subsiste dans le monde concret. Cette évolution fut rendue possible par l’émergence du principe de rationalisation qui veut que tout est de l’ordre du calculable et qui s’oppose radicalement aux formes de productions « organiques » pour lesquelles le travail était une condition de possibilité de l’accomplissement humain et non un simple calcul. L’auteur tire de son analyse la distinction conceptuelle entre production organique et production capitaliste, et que l’on pourrait distinguer très simplement en disant que, pour la première, l’homme prévaut sur le travail alors que pour la seconde, le travail prévaut sur l’homme. Dans la production organique, ce qui compte est la compréhension du processus global de production d’un objet, en un sens la compréhension de l’âme de l’objet[2] produit, alors que dans la production capitaliste, seules l’atomisation productive, la rapidité d’exécution et l’efficacité importent. Il ne faut plus saisir l’objet à produire mais la tâche parcellisée à accomplir sur un mode itératif. Cette dislocation dans les méthodes de production de l’objet induit, selon Lukács, une dislocation du sujet lui-même. Il est supposé avec cette thèse un rapport d’engendrement réciproque de l’homme et de ses œuvres que l’on retrouve dans diverses traditions philosophiques notamment les héritages hégélien et marxien dont l’auteur se prévaut. La problématique de la réification surgit alors comme conséquence de la modification du rapport à l’objet qui induit une modification du sujet lui-même. Mais si les destins de l’objet et du sujet sont liés, ceux du sujet et de la société le sont également : pour l’auteur, le rapport qu’entretient l’entreprise à l’objet est le même que celui entretenu par la société toute entière, ce qui a pour ultime conséquence que le destin ouvrier peut apparaître semblable à celui de la société entière puisque l’ouvrier est l’entité sur quoi la réification s’exerce avec le plus de force ; nous y reviendrons.

Lukács invite à prendre en considération une analyse véritablement générique du phénomène de réification. Il observe cette apparente contradiction que la réification fut initialement entreprise à l’égard des objets, c’est-à-dire que l’ensemble des méthodes capitalistes (théorie de Smith, taylorisme, fordisme,…) à force de parcelliser l’objet en sont venues à détruire son essence. Dans la production capitaliste, les objets sont tellement rationalisés qu’ils perdent leur âme et ne sont qu’un exemplaire d’une série potentiellement infinie. Dans la production organique, l’objet possédait une unicité qui le rapprochait plus de l’œuvre d’art que de l’Nième exemplaire d’une série. Ensuite, la réification s’est propagée dans l’ensemble des domaines des relations humaines afin d’organiser l’illusion d’un rationalisme généralisé. Il a ainsi investi le domaine juridique, bureaucratique et, par contagion, est parvenu jusqu’aux classes dominantes, à la science ou encore à la philosophie.

« (…) les « lois naturelles » de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société et (…) - pour la première fois dans l’histoire – toute la société est soumise (ou tend au moins à être soumise) à un processus économique formant une unité, que le destin de tous les membres de la société est mû par des lois formant une unité. »[3]

La parcellisation du monde capitaliste conduit à la perte d’une vision globale des enjeux économiques et à la fin des problématiques ontologiques, notamment en philosophie. Cette dernière, dans sa variante criticiste moderne, devient le cheval de Troie de la pensée capitaliste en ne parvenant pas à sortir des contradictions du paradigme selon lequel la réalité découle de la conscience subjective.

 

2)      Les écueils de la philosophie critique moderne

Nous n’aborderons ici que rapidement la critique particulièrement intéressante que fait Lukács à l’encontre de l’idéalisme allemand et plus généralement de la philosophie critique moderne. Le mouvement argumentatif de l’ensemble du texte apparaîtra ainsi plus clairement : le premier temps était consacré au constat global de l’omniprésence de la réification dans la société capitaliste moderne qui s’insinue jusque dans le développement de la philosophie, incapable de remplir son rôle de réflexion ontologique. C’est donc tout naturellement sur cette dernière que se porte à présent l’argumentation pour démontrer en quoi la philosophie fut incapable de sortir de la réification, le concept étant synonyme ici de pensée rationnalisée à l’extrême. Le troisième moment consistera en une proposition de sortie de la réification par le prolétariat, seul vivant dans le concret et, à partir de cet ancrage dans la concrétude, pouvant renverser de l’intérieur le mouvement réifiant. Car la thèse est bien celle-là et le passage par la philosophie n’a d’autre fonction que de montrer son emprisonnement dans le monde des idées, ce qui a pour conséquence son impossibilité à transformer le réel. L’auteur suit ici l’invitation marxienne de transformer le monde en lieu et place de le penser. Lukács ouvre son argumentation sur cette thèse très forte :

« C’est de la structure réifiée de la conscience qu’est née la philosophie critique moderne. C’est dans cette structure que prennent racine les problèmes spécifiques de cette philosophie par rapport à la problématique des philosophies antérieures. »[4]

L’idée centrale de la philosophie critique moderne est de faire découler l’ensemble des rapports à l’extériorité du sujet rationnel. Ce dernier et son pouvoir de connaître deviennent le paradigme heuristique unique, ce qui conduit à ne plus approcher le monde comme excédence inassimilable mais comme excroissance de l’ego : c’est, en un mot, l’idéal du programme kantien de « révolution copernicienne » qui tente de se réaliser ici. Le critère unique du vrai devient dans ces conditions la raison, lumière parmi les Lumières, qui oriente la méthodologie philosophique. Or, en prenant pour unique guide la raison et en faisant tout découler du sujet connaissant, la philosophie érige une rupture radicale avec le domaine pratique, même si elle s’en défend, comme dans le bref essai de Kant Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien où le philosophe de Königsberg tente de prouver que, dès lors qu’un principe théorique est bien posé, il s’applique parfaitement à l’ordre pratique : il ne remet donc pas en cause la thèse qui veut que le principe théorique soit le seul à prévaloir mais tente tout de même l’union des deux domaines. La philosophie critique reste dans la sphère « contemplative », suivant le terme de Lukács, et elle ne parvient pas à prendre en charge le problème de la sphère pratique : c’est là véritablement le point nodale de la critique lukácsienne. Pourtant, Lukács observe que la tentative hégélienne de partir du concret pouvait laisser à croire en la réussite du programme critique. Certes, Hegel initie un tournant dans la tradition idéaliste, mais il s’agit là d’un tournant pernicieux puisque le système finit par se résoudre dans les sphères de l’esprit séparées du concret que sont l’art, la philosophie et la religion. Finalement, la philosophie critique ne parvient guère à sortir de ses contradictions et il faut conclure avec l’auteur :

« De tout cela il résulte – pour revenir à notre problème – que la tentative que représente le tournant de la philosophie critique, en direction de la pratique, pour résoudre les antinomies constatées dans la théorie, les rend au contraire éternelle. »[5]

La philosophie critique ne parvient pas à rejoindre la sphère pratique, le substrat matériel reste transcendant à toutes ses tentatives de conquête. La question est alors de savoir comment rejoindre la sphère pratique afin de transformer la structure réifiante de la société. Lukács voit la solution du problème au niveau du prolétariat.

 

3)      Sortir de la réification par le prolétariat

Si la réification est bien, comme le pense Lukács, un problème sociétal il faut trouver une réponse sociétale au problème et non une réponse individualiste comme l’envisageait la philosophie critique. En restant dans l’ordre théorique, la philosophie n’a pas pu dépasser ses contradictions, seule une paxis étant à même de transformer la structure de la société : pour Lukács cette instance est le prolétariat. Certes, il subit avec la bourgeoisie le joug de la réification de son existence entière mais, ce qui le distingue est la médiation par laquelle il en vient à la conscience de lui-même. Cette prise de conscience est tout l’enjeu de la sortie de la réification. Comme nous l’avons vu plus haut, le prolétariat est la classe sur laquelle la réification s’exerce avec le plus de violence. Or, si le diagnostique de Lukács est juste, c’est-à-dire si la structure globale de la société fonctionne sur le mode de la réification et si le prolétariat prend conscience du fait qu’il est réifié, alors les luttes initiées par le prolétariat auront un effet sur la société dans sa totalité : il y a donc une rencontre entre les luttes des intérêts de classe et l’inversion de la tendance réifiante de la société capitaliste globale. Si la bourgeoisie peut trouver un moyen de salut illusoire dans le travail théorique qui lui fait miroiter qu’elle n’est pas tout à fait réifiée, le prolétariat, pour sa part, est un pur corps et est contraint par le système de production à subsister dans la sphère pratique en tant que marchandise échangeable. La logique de renversement de la structure réifiante de la société est la suivante : le prolétaire, dans le système capitaliste use de son corps comme d’un objet qu’il met sur le marché, à l’instar de toute marchandise. Or, s’il se voit être objet du système, il aura un regard réflexif sur lui-même et pourra envisager de renverser ce processus comme mode d’expression de sa liberté. Lukács insiste à plusieurs reprises sur le caractère incertain de cette évolution : en un sens, le prolétariat à toutes les cartes en main pour renverser la réification qui s’abat sur lui, mais il n’appartient qu’à lui de réaliser ce programme, c’est en ceci que tout dépend de la volonté du prolétariat de conquérir sa liberté. Chaque fois que le prolétariat en viendra à éclater la structure capitaliste, il y aura des répercussions sur la société entière et l’auteur conclut son essai ainsi :

« L’évolution économique objective ne pouvait que créer la position du prolétariat dans le processus de production, position qui a déterminé son point de vue ; elle ne peut que mettre entre les mains du prolétariat la possibilité et la nécessité de transformer la société. Mais cette transformation elle-même ne peut être que l’action libre du prolétariat lui-même. »[6]

La thèse défendue par Lukács consiste donc à soutenir que le prolétariat comme classe sociétale est le seul capable d’inverser la structure réifiante de la société. Cette incursion dans le texte lukácsien fut nécessaire car, comme nous allons le voir à présent, la lecture honnethienne du texte est pour le moins hétérodoxe. La question sera alors de savoir pourquoi le philosophe de Francfort tire l’interprétation de l’essai si loin de sa source et en vient à décontextualiser la thèse jusqu’à omettre le nœud argumentatif voulant que le prolétariat est la condition de possibilité de sortie de la réification. Venons-en à l’interprétation proposée par Honneth.

 

 

 

II-                Honneth ou la réification comme oubli de la reconnaissance

1)      L’interprétation de la thèse lukácsienne

Honneth propose un bref aperçu historique de la notion de réification en guise d’introduction de son essai éponyme. Il remarque que la notion a connu deux grandes périodes que sont l’avant Seconde Guerre Mondiale et la période actuelle. Le texte matrice de la première période est celui de Lukács dont nous venons de proposer la lecture, l’auteur ayant permis de fixer une fois pour toute le concept de réification qui était travaillé à cette époque sans connaître d’élaboration conceptuelle suffisamment poussée. La Seconde Guerre Mondiale a constitué un point d’arrêt radical aux travaux concernant la réification et il a fallu attendre ces dernières années pour voir ressurgir ce motif. Quatre domaines ont contribué à la relance des réflexions sur la réification : la littérature (Carver, Brodkey, Jelinek, Houellebecq…), la sociologie de la culture, la philosophie morale (Nussbaum, Anderson) et les sciences cognitives. Ce creux de huit décennies environ explique en partie l’interprétation hétérodoxe de Honneth à l’égard de l’essai de Lukács : en effet, le contexte ayant radicalement changé et la société n’étant plus dans l’espérance d’une « révolution imminente », il devenait possible d’extraire l’essence de l’analyse conceptuelle de Lukács sans prendre en compte les ajouts dus au contexte d’écriture. Honneth refuse l’interprétation canonique et préfère réaliser une lecture symptomale de l’essai ; il écrit très clairement :

« Si nous faisons abstraction des aspects excessifs de ce raisonnement, lesquels relèvent d’une philosophie de l’histoire spéculative, et si nous le réduisons à un noyau plus modeste, (…) »[7]

Le concept de réification a perdu de sa substance en perdant la révolution et sa donation se fait sous d’autres formes à présent. Voyons alors ce que retient Honneth des travaux de Lukács, ce qui nous permettra de bifurquer vers l’analyse de sa compréhension du concept de réification. Même si la critique de Honneth à l’égard de Lukács pourrait paraître assez étonnante, quand on sait le programme qu’il se donne dans La dynamique sociale du mépris par exemple, il n’en est rien. Dans cet essai à visée méthodologique, il invite à trouver les leviers émancipatoires d’une société donnée au cœur même de celle-ci. Y a-t-il donc rupture épistémologique dans l’œuvre de Honneth ? Pas tout à fait. En effet, si le philosophe doit saisir les leviers émancipatoires d’une société, il doit le faire en fonction de la réalité sociale en un temps donné. Or, si la société a changé, les leviers ont également évolué. C’est pourquoi, le même concept de réification renvoie à deux réalités distinctes et les leviers émancipatoires doivent être trouvés à un autre niveau.

La critique principale adressée à la thèse lukácsienne est l’absence de nuance et l’excessivité dans le concept de réification qu’il propose :

« Lukács rassemble tous ces bouleversements, qui concernent donc les rapports au monde objectif, à la société et au soi, sans s’arrêter aux différences et aux nuances. »[8]

Les nuances que va apporter Honneth peuvent également apparaître comme une trahison faite au texte initial car, contrairement à l’analyse en termes de classe que proposait Lukács, c’est vers une interprétation au niveau individuel que va se concentrer Honneth, alors que Lukács écrivait explicitement que ce ne peut être à ce niveau que la solution du problème de la réification pouvait être trouvée. Mais si Honneth diverge en termes d’échelle, il reste juste concernant « le noyau » argumentatif: il remarque bien que c’est seulement dans de nouvelles pratiques qu’il est possible de trouver une issue à la réification mais il lui semble que Lukács n’est pas satisfaisant dans les réponses apportées au problème. Et de fait, comme nous l’avons vu, Lukács n’apporte aucune solution et, contrairement à ce qu’en dit Honneth, c’est parfaitement logique si on se place à l’intérieur de son système argumentatif : seule la classe prolétarienne est capable de faire sortir la société de la réification mais il n’est pas certain qu’elle le fasse et, au regard de l’histoire, elle ne l’a pas fait. On ne peut donc lui reprocher de n’avoir pas apporté de réponse au problème, puisque sa réponse fut de s’en remettre à la nécessité de révolution prolétarienne. La non survenue de cette révolution est peut-être l’une des raisons qui invite Honneth à un nouveau travail de conceptualisation, ce qui légitime son entreprise, même s’il n’était pas nécessaire de s’éloigner autant du texte de Lukács. Ce dernier n’a pas de solution à offrir au problème de la réification, sauf celui de s’en remettre à l’histoire, et la critique honnethienne ne nous semble guère fondée. Il n’en reste pas moins que le travail de conceptualisation de Honneth reste absolument intéressant et sans doute plus profond que celui de Lukács car décontextualisé. Nous voudrions aborder à présent ce travail.

 

2)      Le paradigme de la reconnaissance comme éclairage du concept de réification

Honneth retient comme thèse principale de l’essai de Lukács, la possibilité de sortir de la réification par une attitude participative et positive au sein d’une praxis. Il propose, à la suite d’une confrontation audacieuse mais riche entre Lukács et Heidegger[9], de substituer au concept de souci heideggerien et à celui de participation de Lukács la catégorie de reconnaissance. Il écrit :

« Il me semble possible de cette manière de justifier la thèse selon laquelle, dans la relation humaine à soi-même et au monde, une posture affirmative, en l’occurrence une posture formée par la reconnaissance, précède toutes les autres attitudes aussi bien d’un point de vue génétique que d’un point de vue catégoriel. »[10]

La réification devient dès lors un texte capital dans la compréhension générale de la démarche honnethienne, car il offre ici une inflexion de la catégorie de reconnaissance. Si jusqu’à présent l’enjeu était, dans une allégeance à la tradition hégélienne, de voir le mode opératoire de la reconnaissance au niveau des relations intersubjectives de deux sujets pleinement constitués et luttant en vue d’une reconnaissance de soi, ici la reconnaissance devient opérante dès les niveaux préréflexif et pré-individuel, même si ces niveaux subsistent toujours dans une relation à une entité extérieure. La reconnaissance acquiert dans ce petit essai une profondeur préréflexive, pré-intersubjective voire ontologique, elle est le mode d’être de l’être en tant que relationalité. La reconnaissance est la première instance relationnelle précédant toute attitude de neutralité qui est l’attitude de la réification, en un mot « (…) la reconnaissance précède la connaissance. »[11]. Honneth met à l’épreuve son hypothèse à deux niveaux : celui génétique du développement de l’enfant et celui catégorial.

 

a-      La reconnaissance en psychologie génétique

La psychologie du développement a prouvé l’importance d’un rapport dyadique avant toute prétention d’une saisie objective de l’environnement. Ce n’est que dans la capacité du nourrisson de se mettre à la place d’autrui qu’il devient capable de voir une stabilité du monde environnant. Cela suppose la reconnaissance d’autrui comme porteur d’un être dont l’enfant est dépourvu, c’est-à-dire qu’autrui semble à l’enfant plus complet qu’il ne l’est lui-même et, contrairement à ce qu’écrit Honneth, il est impossible de déterminer un égocentrisme originaire de l’enfant. En effet, si l’enfant a besoin d’autrui pour parvenir à la pensée symbolique à partir de la triade enfant-autrui-monde, comment parler d’un égocentrisme sans conscience. L’enfant n’est ni égocentrique ni altruiste, il est en-deçà de ces distinctions qui s’inaugurent plus tard. C’est seulement aux alentours du neuvième mois que s’institue pour lui cette distinction entre lui-même, autrui et le monde environnant. Pour que l’enfant atteigne ce seuil, il lui faut s’être émotionnellement attaché à une personne de son environnement (qui n’est pas forcément la mère contrairement à ce que voudrait la vulgate freudienne), auquel cas des troubles irréversibles peuvent intervenir[12]. C’est donc à partir d’une ouverture originaire à autrui, c’est-à-dire préréflexive et préconsciente, que l’enfant peut, dans une relation privilégiée, développer un regard dépersonnalisé sur le monde. Cette idée vient d’un motif travaillé depuis longtemps par la philosophie qui veut que la multiplication des points de vue permet une saisie objective de la réalité. L’innovation de Honneth vient de la compréhension de ce rapport en termes de reconnaissance : la reconnaissance d’autrui précède la reconnaissance du monde, ce qui invite à penser un rapport social comme pré-requis au rapport objectif. Voyons à présent ce que nous dit Honneth du niveau catégorial.

 

b-      La reconnaissance catégoriale

Ce à quoi s’oppose cette seconde proposition, même si ce n’est pas clairement formulé par Honneth, est la thèse de la perception d’autrui par analogie. Selon cette théorie de tradition cartésienne, autrui se révèle à moi par les signes objectifs de son corps. Il est possible de penser le phénomène comme un jeu à quatre termes. Une pensée qu’il souhaite partager anime autrui. Ce dernier incarne sa pensée en la faisant passer dans son corps qui offre ainsi la possibilité d’une perception objective de celle-ci. Le mouvement d’autrui vient ensuite frapper mon propre corps et cette perception est retraduite par mon esprit. Le mouvement est donc le suivant : esprit d’autrui, corps d’autrui, perception par mon corps, interprétation par mon esprit. C’est dans le va-et-vient continuel de ce jeu à quatre termes que se fait la perception d’autrui. La perception, en dehors de nous, de mouvements analogues à ceux par lesquels s’exprime l’activité de notre propre moi individuel serait donc la cause nous autorisant à admettre, à la faveur d’un « jugement par analogie », l’existence d’activités analogues dans le moi d’autrui. Contre cette réification de la perception d’autrui, Honneth défend, en s’inspirant fortement de Stanley Cavell, que la perception se fait dans une demande réciproque d’attention jointe, c’est-à-dire dans une demande de souci ou reconnaissance à l’égard des états privés :

« Dans sa relation à autrui, le sujet n’est donc pas lui-même un objet à propos duquel il obtiendrait des informations sous la forme de faits qui parviendraient à sa conscience. Comme le dit Cavell à la suite de Wittgenstein, le sujet révèle plutôt ses états au partenaire de l’interaction en attirant sur eux l’attention de celui-ci. »[13]

Il y a une sympathie et une implication réciproque des individus interagissant avant toute attitude réifiante. La reconnaissance est ici synonyme de sympathie pour l’autre et désir d’interagir avec lui : d’ailleurs, Honneth nous semble défendre une position juste car, avant toute visée objective de l’autre, il faut d’abord lui avoir reconnu ce statut d’autre, ce qui requiert une sympathie à son égard. Dès que la connexion est établie[14] une communication véritable peut s’établir, c’est-à-dire qu’une compréhension réciproque des attentes des partenaires se met en place. La compréhension passe donc par la reconnaissance « non épistémique » d’autrui.

À la suite de cette thèse de la primauté de la reconnaissance sur la connaissance, il devient possible d’infléchir le concept de réification comme oubli de la reconnaissance :

« (…) le seuil à partir duquel on entre dans la pathologie, dans le scepticisme, ou encore dans la pensée stérile de « l’identité », comme dirait Adorno, est franchi sitôt que, dans nos efforts réflexifs en vue de la connaissance, on oublie que ceux-ci proviennent d’un acte de reconnaissance préalable. Ce moment d’oubli, d’amnésie, je veux en faire la clé d’une redéfinition du concept de « réification ».[15]

 

3)      Les trois formes de réification ou d’oubli de la reconnaissance

L’étude des rapports intersubjectifs a permis à Honneth d’offrir un tournant au concept de réification défendu par Lukács. Il n’est plus à comprendre seulement comme relation objective et neutre à l’égard d’autrui mais comme oubli de la reconnaissance. L’oubli ici n’est pas entendu comme capacité perdue mais plutôt comme distraction, d’autres facteurs venant détourner le sujet de la reconnaissance originaire. La réification est en fait un changement de focus du sujet qui fait qu’il ne prend plus en compte la reconnaissance précédant ce nouvel angle relationnel. Les facteurs de réification sont au nombre de deux selon Honneth : d’un côté, l’oubli de la reconnaissance peut intervenir lorsque le sujet, dans une forme de monomanie, se focalise sur un but particulier si précis qu’il en oublie l’ensemble des phénomènes extérieurs à ce but. Autrement, le sujet peut se détourner de la reconnaissance originaire pour cause de l’influence d’une quelconque idéologie ou système de pensée ayant pour effet de plaquer sur le monde une grille de lecture conduisant à l’effacement des phénomènes premiers.

Contrairement à Lukács, Honneth pense la réification selon un spectre large qui recouvre les relations intersubjectives mais aussi les relations au monde et les relations à soi. En ce qui concerne les relations intersubjectives, il y a réification d’autrui lorsque le sujet oubli le lien participatif à la vie d’autrui qui fait que je ne peux me reconnaître et accéder au monde qu’après avoir multiplié les points de vue, c’est-à-dire après avoir adopter la perspective d’autrui. De même, le monde dans sa dimension objective n’est que la conséquence de cette relation participative et il peut être dit réifié dès lors que le sujet oubli cette relation :

« Ainsi, de même que nous devons d’abord être affectés par les autres hommes avant de pouvoir adopter une attitude plus neutre, de même le monde physique environnant doit d’abord avoir été découvert dans sa valeur qualitative avant que nous puissions entretenir avec lui un commerce qui le vise dans son objectivité. »[16]

Ultime réification possible, l’autoréification qui se traduit par l’oubli d’une « familiarité » à notre propre égard au profit d’une compréhension des phénomènes internes comme états cognitifs objectifs (que les sciences cognitives ont démocratisé).

 

 

            Conclusion

Au terme de cette investigation, il faut noter que Honneth s’inscrit bien dans une tradition ouverte par Lukács même si, le contexte historique ayant connu des bouleversements radicaux, il n’était plus possible de suivre les propositions lukácsiennes en vue d’une sortie de la réification. Si les solutions ne sont plus bonnes, le constat subsiste, voire doit être approfondit aujourd’hui, car la réification retrouve de nouvelles heures de gloire à tous les niveaux de la société. C’est sans doute la raison pour laquelle Honneth, loin de rompre radicalement avec l’analyse lukácsienne, en vient plutôt à craindre la possibilité de sa réalisation effective :

« Ma tentative de reformuler le concept de réification issu de Lukács du point de vue d’une théorie de la reconnaissance s’inspire de cette ambition [enrichir la discussion au sein de l’espace public]. Elle n’a pas été entreprise sans que soit présente à mon esprit une certaine inquiétude : celle de voir nos sociétés prendre le chemin que Lukács, en utilisant des moyens insuffisants et en généralisant à l’excès, a entrevu il y a quatre-vingt ans. »[17]



[1] Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, éditions de Minuit, coll. Arguments, 1970, p.110

[2] Même si ce vocabulaire ne siérait sûrement pas à Lukács.

[3]Ibid., p.120

[4]Ibid., p.142

[5]Ibid., p.169

[6]Ibid., p.256

[7] Axel Honneth, La réification, Gallimard, coll. Essais, 2007, p.38

[8]Ibid., p.22

[9] Nous ne pouvons malheureusement nous arrêter sur cette lecture qui nous ferait digresser inutilement et préférons renvoyer directement au texte de Honneth.

[10]Ibid., p.44

[11] Ibid., p.52

[12]Les travaux du psychanalyste américain René Spitz montrent en négatif l’importance de la relation à autrui dans le développement de l’enfant. Ce dernier a travaillé à partir des conditions de développement des enfants dans les pensionnats. Des enquêtes sont entreprises dans les années 1940 aux U.S.A.. L’origine de ces enquêtes est la présence fréquente de troubles psychiques tels qu’agressivité, asociabilité, déficience mentale…chez les enfants des pensionnats. Plus le temps passé dans le pensionnat est long, plus les troubles s’aggravent et acquièrent un caractère irréversible. Spitz étudie les conditions de développement d’enfants dans deux hôpitaux qu’ils comparent à celles d’enfants issus d’un milieu bourgeois et d’un milieu rural. Il tire le tableau suivant de ses enquêtes (les chiffres correspondent à des moyennes de quotient de développement[12]) :

La donnée la plus troublante est celle de la chute spectaculaire des enfants du foundling home. Comment se fait-il que ces enfants voient leur quotient de développement reculer alors que ceux de la nursery augmentent légèrement ? Les conditions de vie diffèrent simplement par les relations que les enfants entretiennent avec leur entourage si bien que, pour Spitz, le manque de soins affectifs serait responsable des résultats obtenus.

[13]Ibid., p.64

[14] Pour poursuivre la réflexion dans ce domaine, nous pouvons renvoyer aux études du sociologue américain Erving Goffman qui étudie les conditions de possibilité de l’initiation d’une interaction avec autrui. Nous pensons en particulier au travail qu’il mène dans La mise en scène de la vie quotidienne.

[15]Ibid., p.79

[16]Ibid., p.84

[17]Ibid., p.123

Milieu

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19 novembre 2012 1 19 /11 /novembre /2012 17:09

Introduction :

            La réception habermassienne n’est pas très élogieuse en France. L’auteur est présent sans être vraiment étudié et on le lit souvent en tant que post-kantien. Ce que nous aimerions proposer ici est une lecture qui le réinscrit dans la tradition de l’École de Francfort. En effet, l’éthique de la discussion n’est pas simplement une méthode de résolution de conflit en cas de crise des normes mais propose une véritable démarche anthropologique et ontologique du développement des sujets dans leurs relations aux normes. Habermas reprend à son compte des thèmes chers à son École comme la théorie de la reconnaissance, le développement du sujet dans son rapport aux normes ou encore la constitution d’un monde commun voir du réel dans le rapport communicationnel qu’entretiennent une ou plusieurs communautés. Cette dynamique communicationnelle est une véritable proposition ontologique qui part pourtant d’une démarche de conciliation entre la sphère pragmatique et la sphère transcendantale. C’est ce chemin que nous aimerions retracer en démontrant que Habermas propose bien plus que la caricature dessinée par la réception française.

Généalogie de l’éthique de la discussion : le sujet des normes :

Contrairement à une idée reçue Habermas ne développe pas une morale universaliste in meidas res d’hommes déjà constitués et voulant dégager un principe moral pour tous et pour toujours. À force de revendiquer son héritage kantien, il semble que les critiques ont plutôt consisté en un renouvèlement des critiques portées aux thèses kantiennes qu’en une lecture approfondie de la position habermassienne. En effet, le philosophe de Francfort propose une véritable genèse du sujet morale et argumentatif. Ce dernier n’est pas moral et discursif, il le devient dans un travail de socialisation et d’apprentissage des normes qui constitue la matrice de l’éthique de la discussion. Le développement individuel ne peut se faire qu’au sein d’un monde structuré par des normes permettant l’émergence de la conscience de soi en même temps que la compréhension du monde normé environnant. Le paradigme triadique socialisation-individuation-argumentation se développe de concert pour faire émerger un individu pleinement ancré dans sa société et pouvant discuter les normes dirigeant son existence. Ces dernières constituent le sujet autant que celui-ci peut les constituer par l’outil argumentatif. Cette détermination réciproque permet de constituer une matrice discursive à la source de l’éthique de la discussion. La socialisation passant par l’apprentissage des normes et leur discussion possible repose sur des institutions précédant tout individu. En un sens, les institutions précèdent le sujet et en un autre sens, elles lui sont co-originaires : elles le précèdent car se sont elles qui permettent au sujet de se développer au sein d’un environnement social particulier mais elles sont également co-originaires car, sans le sujet, les institutions n’ont aucune raison d’être. Sitôt que tous les sujets viendraient à périr, les institutions suivraient cette mort immédiatement. La fonction des institutions est alors de former un sujet pouvant les entretenir ou les renouveler. Ce conditionnement réciproque et génétique est à la base de l’éthique de la discussion : il ne peut y avoir éthique communicationnelle que parce que les normes comme les sujets sont vulnérables. Si les deux existaient sur le mode de la substance, à l’instar de la philosophie moderne d’inspiration cartésienne, il ne pourrait y avoir modification et développement ni des premières ni des seconds. Le sujet comme la norme s’excèdent à eux-mêmes et l’un à l’autre dans une vulnérabilité qui est condition de leur évolution réciproque. C’est donc parce que les normes et les sujets sont vulnérables qu’il peut y avoir crise et que peut entrer en jeu l’éthique de la discussion. Cette dernière n’est en un sens pas immédiatement perçue ni opératoire car elle reste invisible tant que les normes et institutions fonctionnent, c’est-à-dire sont constitutives des sujets propre à une société donnée. Il faut bien comprendre qu’elle n’est pas active en continue mais fonctionne seulement en cas de crise. L’éthique de la discussion se pense comme un paradigme permettant de résoudre les situations de crises intramondaines. Cette position recouvre une nouvelle ontologie post-métaphysique qui veut que les normes ne sont plus à trouver dans le règne divin ou tout autre supra-monde mais qu’elles sont à faire et à refaire constamment en fonction de la situation d’interaction. Plutôt que de chercher un socle inaltérable, éternel et universel pour l’inscrire dans la pierre, à l’instar des Dix Commandements, l’universalisme doit redescendre sur terre pour prétendre à la validité transcendantale. Il faut alors proposer un pragmatisme-transcendantal, c’est-à-dire, en partant de situations d’interaction quotidiennes et empiriques, retrouver un nouvel étalon-valeur permettant de guider le principe de l’action et de fondation de nouvelles normes. C’est là le programme de l’éthique de la discussion que nous devons traiter à présent.

La dynamique de l’éthique de la discussion :

L’éthique de la discussion se veut pragmatique et transcendantale. Nous aborderons alors ces deux orientations afin de mieux cerner les attentes habermassiennes. Il faut noter que les deux sont étroitement liées et que notre division n’a d’objectif que didactique. Le volet pragmatiste se dévoile dans la nécessité de penser la morale comme se développant au sein de contextes empiriques et quotidiens et, en cas de crise des normes, dans l’obligation de trouver un consensus qui prend en compte tous les acteurs concernés. Le pré-requis du consensus est la reconnaissance de toutes les personnes en jeu. À l’instar des autres théoriciens de l’École de Francfort, en particulier Honneth, Habermas propose une relecture de Hegel et de sa théorie de la reconnaissance en lui donnant un tournant universaliste et égalitariste. Contrairement au théoricien de la dialectique du maître et du serviteur, Habermas pense la nécessité d’une reconnaissance pleine et entière des acteurs comme condition d’une argumentation pouvant conduire à l’émergence d’une norme juste, c’est-à-dire valable pour tous. Contrairement à Rawls, il ne se met pas dans une position d’expérience de pensée imaginaire, c’est-à-dire décontextualisée, mais invoque la nécessité de l’intra-mondanéité et de la contextualisation de la communication. L’émergence d’une norme ne peut se faire de façon monologique mais toujours dans la concertation avec toutes les parties potentiellement concernées par ladite norme. La concertation en vue de la résolution d’une crise normative est nécessaire car les normes ne sont pas le résultat d’une pensée solitaire (pas même divine) mais sont le fruit d’une communauté. Habermas montre indirectement que la conception moderne des normes et la philosophie du sujet qui lui est corrélative est d’inspiration monothéiste, c’est-à-dire d’un sujet isolé qui peut prendre la forme de dieu ou du sujet cartésien, kantien,… et qui fait sortir les lois à partir de lui-même en les estimant valables pour tous. L’échange des acteurs concernés se fait sous la forme argumentative qui est vue par l’auteur comme le lieu d’un échange que ce soit d’informations, de jugements, de valeurs déjà constituées… L’échange ne peut être efficace et valider une norme que s’il est fait de manière libre et sans moyen de pression entre les acteurs. Cet échange argumentatif a pour horizon une intercompréhension sans laquelle la résolution de la crise ne peut qu’avorter. Tout l’enjeu de l’éthique de la discussion est donc de comprendre et de mettre au jour les règles implicites de l’intercompréhension et de l’argumentation en vue d’un accord conduisant à l’émergence d’une nouvelle norme ou de la réhabilitation d’une norme ancienne mais acceptée de nouveau car justifiée par d’autres arguments. L’éthique de la discussion doit alors fonder en raison les principes argumentatif et communicationnel.

Pour fonder en raison l’éthique de la discussion, Habermas a besoin de principes guidant les tentatives de conciliations au niveau pragmatique : ces principes sont le versant transcendantal de la position habermassienne. La fondation en raison de l’éthique est une sorte de garantie ou de socle permettant de mener à bien les discussions et argumentations ; elle permet d’ancrer la pragmatique dans un sol transcendantal. En même temps, dès lors qu’il y a argumentation véritable, la fondation en raison est présente. Cette fondation en raison s’exprime sous la forme d’un principe d’universalisation noté (U) par l’auteur et qui est vu comme un « principe-passerelle » entre le pragmatique et le transcendantal, à l’instar de l’induction qui, dans les sciences, part des cas empiriques pour former une loi scientifique. Le principe d’universalisation se donne comme l’expression d’une volonté générale de tous les acteurs pris dans la situation. Habermas reprend ici l’impératif catégorique kantien pour lui donner un tour pragmatique. Il voit en cet impératif un principe exigeant l’universalisation de toutes les normes pour tous les acteurs concernés. C’est bien dans le « concernés » que se joue le tournant pragmatique car il ne s’agit plus de penser une loi morale s’imposant à tous sans prise en compte des situations de chacun, mais plutôt une universalisation en contexte au sens où elle ne prend en charge que les acteurs concernés. Si d’autres acteurs interviennent, il faudra réévaluer la norme, voir si elle est encore valide et, dans le cas contraire, l’abandonner pour en faire émerger une nouvelle qui convient en droit et en fait à tous. L’universalisme habermassien diffère donc radicalement de l’universalisme kantien en deux sens : d’une part, pour Kant la loi morale peut être le fruit d’un seul esprit, ce qui est impossible chez Habermas et, d’autre part, la loi kantienne est une et atemporelle, ce qui est également impossible pour Habermas. Les normes habermassiennes, bien que reposant sur un principe universaliste, ne sont pas atemporelles et ne font pas violence à qui voudrait s’y opposer. Dès lors qu’elles ne conviennent plus à l’ensemble des acteurs, il faut les retravailler, ce qui ne peut être fait correctement qu’avec l’utilisation du principe (D) qui est le pilier principal sur lequel repose l’édifice de l’éthique de la discussion et dont Habermas donne la définition suivante :

« Selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme. »

Ainsi le principe (D) est sans doute l’apport majeur d’Habermas à l’éthique de la discussion et il consiste en une reprise de l’impératif kantien sous la forme communicationnelle. Ce principe (D) est le principe-passerelle communicationnel qui permet de réunir la sphère pragmatique à la sphère transcendantale. Comme nous l’avons vu plus haut, ce principe est implicite dans toute discussion librement consentie. En effet, personne n’accepterait de discuter si, d’une part il pensait qu’il ne serait pas entendu, d’autre part s’il pensait que les acteurs ne sont pas guidés par l’envie de trouver une norme valable pour tous.

Si les règles argumentatives de l’éthique de la discussion sont respectées, la conséquence en sera la restitution de nouvelles normes admises en fait et en droit par tous les acteurs concernés c’est-à-dire la restauration d’un monde d’action en commun, d’un milieu au sein duquel chacun pourra trouver une place et attendre réparation en cas de litige. Les crises normatives ne sont pas de simples crises de valeur ou de relations avec autrui mais véritablement la remise en cause du monde et du réel. Ces derniers ne peuvent apparaître que si les individus ont en commun un ensemble de normes guidant leurs actions et leur offrant des possibles et des interdits. Sans norme, c’est la liberté elle-même qui est en péril, car celle-ci consiste en une discussion du monde que nous partageons en commun. Les individus, constitués par une dynamique communicationnelle ont donc à charge d’entretenir ensemble la communication, c’est-à-dire de ne jamais conserver une norme pour définitive, en vue d’entretenir le réel et le monde qu’ils constituent autant qu’ils sont constitués par eux. L’éthique de la discussion est une éthique d’institution mondaine fonctionnant sur le mode itératif. Nous bouclons ainsi la boucle argumentative à partir de laquelle nous avions commencé notre recherche.

Conclusion : 

Habermas ne nous semble kantien qu’en apparence et il est bien un héritier légitime et non bâtard de l’École de Francfort. L’agir communicationnel et l’éthique de la discussion sont des approches qui tentent de concilier le pragmatique avec le transcendantal en vue de fournir une règle d’institution ou de conservation de normes justes. La démarche habermassienne n’est pas simplement éthico-morale mais anthropologique, voire écologique (en effet Habermas envisage un rapport éthique avec les animaux à la fin de L’Éthique de la Discussion), c’est du moins ce que nous avons tenté de démontrer ici, bien que trop rapidement. L’agir communicationnel traverse l’anthrôpos de part en part est en est la caractéristique première, si bien que l’auteur propose une véritable ontologie de l’agir communicationnel. Penser l’humain sur le mode communicationnel revient à le thématiser comme un à-être s’excédant à lui-même et dont l’institution ne peut se faire qu’au sein d’une communauté dont il est acteur autant que patient. Le communicationnel est, chez Habermas, plus que la simple méthode de conciliation d’un litige, il est la condition de la conservation et de l’institution des normes, de l’émergence du sujet, et du renouvèlement du monde commun et du réel. Les rapports entre morale, argumentation et ontologie ont, dans l’histoire de la philosophie, rarement été aussi fort que chez le philosophe de Francfort.

Ici, Habermas n’est pas très loin de son maître Adorno et de la position qu’il tient dans les Minima Moralia par exemple.

Jürgen Habermas, Morale et Communication, Champs Flammarion, 1999, p.87

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19 novembre 2012 1 19 /11 /novembre /2012 16:25

                               

 

 

 

Le problème du terrorisme traverse une grande partie des sociétés actuelles qu'il s'agisse de la peur de le subir ou de la possibilité d'y participer. La série américaine "Homeland" aborde ce problème et offre une redéfinition extrêmement profonde du terrorisme. 

 

L'histoire présente le retour d'un soldat au pays après avoir été séquestré pendant plusieurs années. Ce thème du retour au pays est relativement classique dans l'imaginaire américain mais ici l'idéal du retour du héros est violemment écorché. En effet, le soldat est dès son retour sur le sol américain soupçonné par un agent de la CIA d'avoir été retourné et de fomenter un attentat contre les Etats-Unis. Se met alors en place une dialectique subtile entre ces deux anti-héros qui, comme s'attachera à le montrer toute la série, sont d'abord et avant tout des êtres à l'existence tragique. 

 

Au-delà de ce synopsis, la série entend mener une redéfinition du terrorisme. Pour les auteurs, le terrorisme n'est pas unilatéral, et encore moins l'affrontement de l'orient contre l'occident. Le terrorisme est une pratique partagée autant par l'islamisme radical que par la CIA. Chaque groupe de pouvoir entre en conflit avec les autres et font reposer la possibilité de faire flancher le camp adverse en usant d'une stratégie perverse qui consiste à utiliser l'amour que des individus se portent mutuellement pour menacer de le détruire ou le détruire effectivement. 

 

Plusieurs exemples nous permettent de soutenir cette position. Nous nous arrêterons sur un exemple de terrorisme pratiqué par l'islamisme radical et un exemple de terrorisme propre à la CIA. Au fil de la série nous apprenons que le soldat américain n'a pas été séquestré durant plusieurs années mais qu'il fut accueilli par le principal ennemi de la CIA. Ce dernier lui a demandé d'éduquer son fils et de lui enseigner l'anglais. Le soldat accepte et finit par aimer l'enfant qui, quelque temps après, est tué par des tirs américains. C'est alors que le chef islamiste demande au soldat de venger la mort de son fils, ce qu'il semble accepeter. Dans cet exemple le terrorisme apparaît comme l'utilisation de la profonde peine éprouvée par le soldat liée à la perte de l'enfant. 

Autre exemple qui concerne les pratiques de la CIA cette fois-ci. Un terroriste présumé refuse de parler et de donner les noms de ses complices. Les agents fédéraux menacent alors de ne pas protéger la famille de cet individu s'il ne révèle pas ce qu'il sait. Encore une fois, il y a utilisation de l'amour à des fins politiques. 

 

Ces deux exemples qui auraient pu être multiplié, montre que le terrorisme n'est pas seulement une problématique politique mais qu'il repose toujours-déjà sur des considérations intimes. Le véritable terrorisme n'est pas seulement des luttes entre des idéaux contradictoires mais c'est d'abord et avant tout le viol de l'amour que peuvent se porter des êtres. Abuser ou utiliser l'amour à des fins politiques, c'est la définition extrêmement pertinente qu'offre Homeland du terrorisme. 

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15 octobre 2012 1 15 /10 /octobre /2012 16:43

Le vingtième siècle a révélé une précarité fondamentale au coeur de la vie en général, de la vie humaine en particulier. Si Prométhée a eu l'obligeance de voler pour nous le feu, il semble que ce vol se soit retourné contre nous. L'ensemble de l'événementialité du siècle dernier a révélé les failles de la toute puissance d'un homme qui pensait pouvoir se rendre "comme maître et possesseur de la nature." Or, c'est tout l'inverse qui s'est produit. L'homme n'est plus maître de son propre ouvrage et, tel le monstre de Frankenstein, les créations huamines ne sont plus contrôlables. A travers son développement, c'est le concept même de vie qui est remis en cause par l'homme en fait (en témoigne les différents génocides du XXe siècle) comme en droit (avec la possible destruction de la vie par le nucléaire). Aujourd'hui, il n'y a guère plus que les drapeaux brésiliens pour défendre le diptyque comtien "Ordre et progrès" et le futur n'est plus vu comme avancée progressive mais comme tentative pour repousser le plus loin possible la mort qui paraît inexorable. On ne vit plus, on survit. Ce qui change fondamentalement avec le XXe siècle, c'est la certitude de la fin de la vie à plus ou moins long terme. La conscience de la mort n'est donc plus simplement personnelle mais anthropologique voire ontologique. Le concept même de mort s'en trouve ainsi modifié, si bien que l'on finit par s'interroger sur la plus ou moins grande vacuité d'un des fondements humains, à savoir ce que Platon résume dans Le Banquet comme recherche de l'immortalité. A force de l'avoir cherché, l'homme s'est paradoxalement rendu de plus en plus mortel. Certes, l'idée d'un fin de l'humanité n'est pas nouvelle et le millénarisme ou les théories de la fin du monde irriguent depuis longtemps les différentes angoisses humaines, mais une différence de nature est apparu depuis un siècle. On sait que, si l'homme ne détruit pas la planète avant, le soleil finira par s'éteindre. La vie a donc depuis peu un compte à rebours et il est certain que, de la mort ou de la vie, c'est le premier principe qui finira par l'emporter. Si phénoménologiquement cela ne change rien, ontologiquement cela change tout.

Quelles conséquences faut-il tirer de tout cela? Il appert la nécessité de repenser le concept de vie en le subsumant sous celui de précarité. Le précaire est au coeur de la vie bien avant les calculs prouvant la fin prochaine du monde. Cette fin prochaine n'est qu'une idée régulatrice de la précarité vitale que l'on retrouve bien en amont dès les premières cellules, voire dès l'origine de la première des cellules. La vie aurait pu ne jamais apparaître et est vouée à disparaître prochainement. Elle est donc précaire en son essence et indéfinie en sa temporalité. Il faut alors repenser la vie à nouveaux frais à partir des données que nous fournit la science. Ceci aura des conséquences non seulement biologiques mais aussi éthiques. Il n'est plus possible de penser le rapport de l'homme à la nature et de l'homme à l'homme sur le modèle de la puissance et de la domination. La précarité doit être au coeur d'un nouveau dispositif de compréhension de la vie comme de l'éthique. La précarité n'est pas synonyme de faiblesse mais condition unique pour dégager une nouvelle force d'institution au sein du vivant. 

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21 février 2012 2 21 /02 /février /2012 11:26

Nous aimerions ici retracer une histoire : l’histoire des jeux de pouvoir qui se tissent entre le domaine privé et le domaine public, la maison apparaissant comme la gardienne du premier et le pouvoir celui du second. Il nous faudra repartir de la conception grecque de la distinction privé/public pour voir les différentes évolutions qu’elle a connu pour arriver jusqu’à la situation actuelle et les problèmes qui sont liés à cette dernière.

Arendt : domaine privé, domaine public :

Arendt est sans doute la première à avoir dévoilé les enjeux du problème. Elle montre dans la Condition de l’homme moderne que le monde antique distinguait clairement entre le domaine privé et le domaine public qui se retrouvent dans deux concepts que la postérité a rassemblé dans un seul : celui de vie. Il y a deux mots chez les grecs pour parler de la vie : il y a la zoé et le bios : la première concerne la vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire et nécessaire, elle regroupe tous les vivants soumis aux mêmes lois de la nature à savoir consommation, reproduction, … Le bios est la vie particulière de chacun dans sa détermination au contact des autres. Pour le dire autrement la zoé est la vie strictement physico-biologique qui se dévoile dans l’intimité de la maison et le bios est la vie politique. Tout ce que nous allons montrer ici n’est en réalité qu’un jeu d’interaction entre ces deux concepts. Cette séparation nette et le respect de cette séparation venait du fait que seul pouvait avoir accès au domaine politique celui qui était propriétaire d’une maison, c’est-à-dire d’une place à soi sur la terre. La maison, pour l’antiquité est ce point fixe nécessaire à une sortie au milieu des hommes : sans maison, point de politique. Ce qui distingue la maison est qu’elle est le lieu de rassemblement d’humains en vue de la gestion et satisfaction des besoins de la vie : ce qui la traverse c’est la vie elle-même dans ce qu’elle a à la fois de plus trivial et pourtant de plus nécessaire. Elle est le lieu où se font le soin, la conservation et la reproduction des corps. En tant que domaine de la nécessité, elle est soumise aux conditions de la « nature » ou, en tout cas à l’idée que l’on se faisait du naturel. Cela se traduisait par une division stricte des tâches et des répartitions avec les classiques divisions entre hommes et femmes mais aussi entre hommes libres et esclaves. Le patriarche était le maître absolu de la maison au sein de laquelle il pouvait exprimer son pouvoir comme il l’entendait. D’abord maître en son domaine, l’homme devenait l’égal des autres citoyens au milieu de la cité. C’est là que nous entrons dans le domaine public.

Public désigne deux phénomènes : ce qui est public est d’abord ce qui est valable pour tous. C’est par cette visibilité commune qu’un monde est possible : il n’y a de monde, de réalité et même de certitude de soi que parce que d’autres me confirment que ce que je vois est bien ce qu’ils voient, que ce que j’entends bien ce qu’ils entendent… D’une certaine manière, il y a un phénomène de vase communiquant entre le privé et le public : plus le domaine des sentiments privés est développé (dans la douleur par exemple), moins la conscience de la réalité est aigüe. Dans un second sens, le public est « le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement ». Ce second sens distingue nettement le public du privé. Ce qui est très important à comprendre est que les deux sont absolument nécessaires l’un à l’autre dans leur séparation et leur conditionnement réciproque. La maison est le lieu à partir duquel la vie publique est possible et son caractère privé vient justement de la privation du domaine politique. Pour les grecs, la vie véritablement humaine est la vie politique, la maison est ce qui prive du plein accomplissement humain au profit des activités du corps. La figure de la maison est chez Arendt ambigüe : à la fois matrice du domaine politique au sein duquel les hommes se constituent, elle possède aussi cette fonction privative de tanière où se retirer pour se laisser aller aux usages en tout genre du corps. Chez soi on est privé des autres et de sa vie d’apparence, chez soi on est donc à la fois plus et moins que soi-même : plus, car le moi et le corps peuvent s’exprimer  librement ; moins, car on existe seulement par le regard de l’autre. Arendt résume ce que nous venons de dire par la formule suivante :

« Il n’est donc pas tout à fait exact de dire que la propriété privée, avant les temps modernes, était considérée comme une condition évidente pour l’admission au domaine public ; elle était beaucoup plus. Le privé était comme l’autre face, sombre et cachée, du domaine public et si en étant politique on atteignait à la plus haute possibilité de l’existence humaine, en ne possédant point de place à soi (tel l’esclave) on cessait d’être humain. »

D’abord être humain par la maison, ensuite devenir être politique au milieu des autres. À la suite du monde grec, des variations sur ce modèle du privé et du public, de la zoé et du bios, ont traversé les différentes cultures occidentales. Par exemple, les romains attribuaient une grande importance au privé sans en faire cette face cachée et sombre qu’Arendt observe. Ils développèrent un véritable art de vivre domestique. Le monde chrétien, quant à lui, a toujours soutenu que chacun doit s’occuper de ses affaires, la politique étant un fardeau duquel il faut se charger uniquement pour le bien commun nécessaire au bon déroulement de la société. Néanmoins ces transformations n’ont pas remis fondamentalement en cause la séparation entre public et privé : c’est l’époque moderne qui l’a fait.

La rupture moderne :

La question que nous devons poser à présent est la suivante : le schéma antique a-t-il était conservé ? Peut-on encore voir aujourd’hui une séparation stricte entre domaine privé et domaine public ? Arendt, Foucault et Agamben répondent par la négative. Comment s’est passé le processus de confusion entre privé et public ?

Ce qui fait la révolution moderne c’est la découverte de soi. Avec Descartes s’ouvre une nouvelle ère non pas seulement métaphysique mais également politique, les deux étant toujours liées. Le fameux « Je pense donc je suis. » ou « Je suis, j’existe. » révèle non pas la découverte d’un sentiment d’intériorité dont on peut supposer qu’il a été vécu par les hommes depuis toujours, mais son exposition au niveau public. L’exposition de soi aux yeux de tous dans sa plus grande simplicité est le véritable point de rupture de la modernité. Cette révolution consiste à faire sortir le soi ou le je c’est-à-dire ce qui, dès grecs jusqu’à l’époque moderne, devait rester confiner dans l’enceinte de la maison, pour l’exposer au milieu des hommes. Nous savons tous que la rédaction d’un livre est un acte éminemment politique et Descartes, en se mettant en scène, ne fait rien d’autre que d’offrir sa subjectivité privée au domaine politique. Il s’agit ici du premier acte philosophique d’exposition du privé et, au niveau historico-politique, une même histoire s’est développée. Ce qui fait la modernité selon Foucault et Agamben, c’est le passage de la séparation du biologique et du politique en bio-politique. Ce concept recouvre tout simplement la confusion entre les deux domaines si bien qu’il devient difficile de savoir ce qui est de l’ordre du privé et celui du public. Interrogeons les processus historiques ayant pu conduire à cette confusion.

Agamben pointe un effet pervers de la biopolitique. Il montre que c’est par les luttes répétées des individus contre les pouvoirs centraux que ces derniers ont exposé de plus en plus leur « vie nue » au domaine politique pour, par un renversement pervers, être finalement plus exposé au pouvoir. La vie nue pour Agamben est une vie sacrée, c’est-à-dire exposée au pouvoir souverain au sens où ce dernier à droit de mort sans commettre d’homicide. Pour Agamben : «  On dira souveraine la sphère dans laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans célébrer un sacrifice ; et sacrée, c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette sphère. » (p.93) Le concept vient du droit romain, plus particulièrement de la loi qui autorisait le père à tuer ses enfants, le père ayant donc pouvoir souverain sur la vie (zoé) de ses progénitures. Pour Agamben, la première apparition de la vie nue dans sa forme moderne apparaît dans le discours juridique anglais avec le texte considéré comme fondateur de la démocratie moderne, à savoir l’habeas corpus de 1679. Ce qu’entérine l’habeas corpus c’est la nécessité d’exposition d’un corps pour toute procédure judiciaire. Ainsi pour Agamben, la démocratie moderne, dans sa lutte contre l’absolutisme, place à son fondement non pas le bios, les différentes formes de vie du citoyen, mais la zoé, la vie corporelle elle-même. Par ce premier acte qui ne sera que réitéré sous différentes formes par la suite, l’habeas corpus lie irrémédiablement la vie et la démocratie. Ce lien consubstantiel entre vie et démocratie se retrouve dans toutes les déclarations des droits de l’homme et du citoyen. La vie nue, autrefois appartenant à la maison ou à Dieu, devient l’acte originaire du pouvoir étatique et démocratique. Si on regarde le texte de la déclaration de 1789, on voit bien que c’est la condition de natalité qui fonde le pouvoir. L’article 1 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » montre que c’est la vie, à partir de la naissance et dans son développement qui concerne en premier lieu le droit. Autre point important est de noter que la nation, qui est le but des déclarations des droits de l’homme, dérive du même mot latin que celui qui a donné naissance. L’État moderne est donc cette continuité entre une vie nue naissant au monde et allant jusqu’à la nation, cette dernière devant être ce corps unifié rassemblant l’ensemble des hommes sur un territoire donné. On passe ainsi de la conception d’un État-territorial à celui d’un État-nation. L’État-nation est cette entité politique moderne qui s’imagine réunir un peuple unique au sein d’un territoire clairement défini. Le problème qui émerge est alors celui de la conciliation de cet État-nation avec les déclarations des droits de l’homme. Ces déclarations comportent toujours une ambigüité : en effet, elles concernent les droits de l’homme ET ceux du citoyen, si bien qu’on ne voit pas clairement le rapport de l’un à l’autre. Les déclarations sont-elles universelles et valables pour tous les hommes, ou plutôt propre à une nation, c’est-à-dire un ensemble de citoyens ? De la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen faut-il retenir l’universel ou le citoyen ? Il semble que la deuxième solution soit la bonne. En effet, nos déclarations universelles n’ont d’universel que la lettre et non pas les actes qui eux sont du côté du citoyen. Comment se rendre compte de cela ? Il suffit de voir l’ensemble des jeux de pouvoir qui se tissent entre la politique et la vie nue. La politique moderne n’a consisté qu’en une tentative de prise de pouvoir à l’égard de la vie nue ou privée, c’est-à-dire en pervertissant la figure cellulaire de la maison. Nous allons pour ce faire reprendre l’analyse proposée par Foucault dans Surveiller et Punir.

Les variations sur l’espace et la perte du paradigme de la maison :

Je me propose ici, après un bref parcours historique de montrer comment, en tentant de jouer sur l’espace et la figure de la maison, la politique moderne a consisté en une invasion du domaine privé et de la vie nue afin de constituer le fantasme d’un État-nation uni. Le but du pouvoir, à partir du XVIIe siècle, fut de constituer ce que Foucault appelle des « corps dociles ». Tout un système scientifico-politique s’est alors mis en place avec l’apparition de nouvelles sciences : les sciences de l’homme. Il n’est pas anodin de voir que l’émergence des sciences de l’homme est corrélée à celle du bio-politique. Science de l’homme signifie que désormais l’homme devient l’enjeu d’analyses systématiques, objectivistes et tendant à la réification devant mettre au jour ce qu’il y a de plus personnel en lui, sa vie nue, pour ensuite façonner le corps de l’homme en fonction des attentes propres à une société. Comment s’est organisé ce contrôle des corps ? Comme nous l’avons esquissé, il a d’abord fallu travailler l’espace privé c’est-à-dire pervertir le paradigme de la maison.

Certes, le corps a toujours été au cœur des enjeux de pouvoir mais l’époque moderne inaugure une nouvelle forme d’investissement : il ne faut plus travailler le corps dans sa globalité mais dans le détail, on travaille désormais le geste, la posture,… et pour ce faire, il faut que le contrôle soit régulier voire constant. Autre nouveauté, il faut que le corps soit économique, que les gestes soient calculés et répondent à une exigence d’efficacité. L’objectif est de créer un corps obéissant et utile ; la logique qui l’anime est de type disciplinaire. L’art des disciplines consiste d’abord par une répartition des corps dans l’espace. Les lieux publics deviennent alors lieux privés, c’est-à-dire clôturés et où un contrôle sur la vie nue s’opère : les écoles, les casernes, les internats, les usines, les hôpitaux… se voient pousser des grilles, la prison ou le couvent apparaissant comme le modèle de la répartition dans l’espace. La logique de la clôture n’est pas le principe dernier, c’est plutôt celui du quadrillage qui répond à la maxime : « À chaque individu, sa place ; et en chaque emplacement, un individu. » Ainsi dans les écoles les élèves ont une place pour l’année voire à vie, en prison une cellule, dans les hôpitaux un lit séparé et isolable,… avec toujours cette illusion de socialité dans l’apparent partage de la cellule (deux sur une table d’écolier, plusieurs en prison, ou dans une chambre d’hôpital,…). « Il s’agit d’établir les présences et les absences, de savoir où et comment retrouver les individus, d’instaurer les communications utiles, d’interrompre les autres, de pouvoir à chaque instant surveiller la conduite de chacun,… ». Troisième nécessité de la logique disciplinaire, il faut rendre l’espace utile. Chaque pièce ne doit avoir qu’une fonction, les salles polyvalentes devant disparaître sauf pour les lieux de loisir. Tous ces phénomènes ont pour conséquence de rendre l’espace thérapeutique en individualisant les corps, les maladies, les vies en général pour exercer un contrôle de chaque instant sur chacun (expérience : demandez-vous à quel moment de votre vie, absolument personne ne sait où vous êtes ni ne peut vous contacter). Le contrôle du corps ne peut passer que par un contrôle du temps du corps : c’est à l’époque moderne que se généralise l’idée d’emploi du temps (l’expression est d’ailleurs significative), il faut également déterminer le temps optimal propre à chaque acte (combien de temps pour telle tâche en usine, combien de temps pour écrire une rédaction à l’école,…), enfin l’absence de temps libre s’il n’est pas accordé par le pouvoir. Il faut occuper le temps au maximum, ne pas laisser le corps s’abandonner à sa paresse naturelle et ne lui laisser des loisirs que tolérés par le pouvoir. D’ailleurs plus récemment et avec la massification de la société, l’industrie des loisirs (expression significative encore une fois) a pour charge d’occuper le temps de chacun. Nous aurions pu prendre d’autres exemples de la logique disciplinaire comme la surveillance systématique, la généralisation de l’examen et les sanctions normalisatrices, c’est-à-dire des sanctions qui doivent être bénéfiques pour celui qui les subit… Mais ce qu’il est plus important de noter est la philosophie sous-jacente à l’ensemble de ces pratiques. Quelle est l’objectif de la discipline ? Pourquoi le pouvoir a-t-il investi la vie et les corps des individus, c’est-à-dire à remis en cause le schéma antique maison-politique, pour organiser des espaces où cette distinction n’est plus valable (écoles, hôpitaux, usines, prisons,…) ?

Une première réponse est la volonté de visibilité totale des individus. L’idéal de nos sociétés depuis la modernité est le panoptisme c’est-à-dire la fin du privé, la vision globale de tous à tout moment. Foucault donne la définition suivante du panoptique : « Cet espace clos, découpé, surveillé en tous points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les évènements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants les malades et les morts – tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. » Le pouvoir est parvenu à mettre en place quelques modèles de panopticon (Bentham,...) mais c’est l’industrie du loisir qui y est parvenue avec le plus d’efficacité, ce qui prouve une fois de plus la continuité entre cette dernière et le pouvoir. Elle y est parvenue grâce à l’émission « Loft story » qui est sans doute l’émission la plus importante de notre siècle en ce sens qu’elle réalise l’idéal panoptique du pouvoir. Que nous montre cette émission ? Tout simplement la pure visibilité d’individus consentant à ce que leur vie nue soit exposée au public. Il s’agit d’un camp au sein duquel les individus ne font rien d’autre que vivre, c’est-à-dire qu’ils sont comme chez eux, comme à la maison, avec cette légère différence qu’ils sont filmés 24h/24 c’est-à-dire visibles constamment sans savoir qui les voit (même les toilettes étaient pourvus d’une caméra). Loft story est à la fois la figure la plus aboutie de l’idéal du pouvoir souverain et la continuité de ce qui a été inauguré avec l’époque moderne (film The Truman Show). Le pouvoir, depuis l’époque moderne, a donc pour objectif la visibilité totale des corps en pervertissant la figure antique de la maison dans le but de faire émerger une nation unie, un État-nation. Malheureusement, l’ensemble des individus au sein du territoire de l’État-nation, ne répond pas à cet idéal. Principalement à partir du XXe siècle, la figure du réfugié ou de l’apatride a remis en cause ce fantasme de l’État-nation unifié dont le pouvoir pouvait exercer un contrôle aisé sur les corps. La conséquence en est l’émergence de la perversion ultime de la figure de la maison avec la figure du camp comme palliatif du pouvoir souverain à l’érosion de l’État-nation.

« Le camp comme paradigme biopolitique du moderne » :

Pour résumer en deux phrases tout le chemin que nous avons déjà parcouru, nous avons d’abord, de l’antiquité à l’époque moderne, une distinction nette entre zoé et bios, maison et politique, privé et public… À partir du XVIIe siècle environ et la tentative de constitution des États-nation, les frontières deviennent plus floues entre ces domaines. Jusqu’au XXe siècle, les États-nations ont gardé une stabilité relative et la souveraineté du pouvoir se faisait peu sentir. Seulement, avec le XXe siècle et le phénomène de massification des réfugiés ou celui des fantasmes de constitution d’une unité nationale, la souveraineté du pouvoir s’est plus clairement dévoilée par la généralisation du phénomène d’état d’exception. C’est par l’explication de cette problématique que nous aimerions conclure notre démonstration en reprenant la thèse proposée par Agamben. À partir du moment où la distinction entre le privé et le public n’existe plus, il devient possible au pouvoir de décider de la valeur d’une vie en même temps que la vie qui ne mérite pas de vivre. C’est en 1920 qu’apparaît pour la première fois l’idée de vies ne méritant pas d’être vécues. Felix Meiner, un éditeur allemand reconnu, fit publier un essai intitulé L’Autorisation de supprimer la vie indigne d’être vécue et dont les auteurs sont Karl Binding et Alfred Hoche. Leur argumentation à double face consistait à montrer qu’on ne pouvait reprocher à un homme de se suicider car chacun est le propre maître de son corps, chacun est souverain de soi-même c’est-à-dire que la loi ne peut, en apparence, décider de la vie ou de la mort de chacun. Or, quand une vie n’est plus souveraine d’elle-même (maladie, handicap,…), c’est le second versant de l’argumentation des auteurs, il devient possible de décider de supprimer ces vies indignent d’être vécues. Ce plaidoyer pour l’euthanasie est en fait le symbole de la conception biopolitique qui se donne comme la possibilité de décider de la valeur ou non de la vie elle-même (cas Imbert). Il est donc intéressant de voir avec cet exemple, que la souveraineté de l’homme sur sa propre vie est corrélée à un seuil au-delà duquel la juridiction ne peut plus s’appliquer et que la suppression de la vie ne correspond plus à un homicide. Cette possibilité inhérente à tous les États-nation modernes a été exploitée à l’extrême par les régimes totalitaires. L’un des premiers actes d’Hitler, lors de sa prise de pouvoir, fut de mettre en place l’Euthanasie-Programm für unheilbaren Kranken, programme qui fut peu appliqué avant 1940 du fait de l’opposition de l’église (film Amen) mais qui a le mérite de montrer la possibilité pour le pouvoir souverain de décider de la vie nue des individus. Ce lien toujours plus fort qui se déploie entre pouvoir, loi et médecine s’est accru sous le régime nazi. C’est ainsi que sont apparus les VP (Versuchepersonen, cobayes humains) en 1941, c’est-à-dire des personnes sur lesquelles le régime nazi autorisait les scientifiques à pratiquer toutes sortes d’expériences (cf Agamben p.167). Il faut bien voir que ces expériences ne furent possibles qu’à l’égard de personnes jugées comme ne méritant pas de vivre, c’est-à-dire des criminels, des handicapés, des tziganes et évidemment des juifs. L’une des obsessions du régime nazi fut de ne pas être hors-la-loi, et en un sens il ne l’a jamais été, même s’il dépassa les limites imaginables de la morale. Pour ne pas être hors-la-loi, il lui fallait destituer de la nationalité allemande tous ceux sur qui il voulait exerçait son pouvoir. Ainsi, pas une seule personne morte dans les camps de concentration n’était « allemande » (question : qu’est-ce-qu’ils étaient ?). N’ayant plus de statut juridique, il devenait possible d’exercer un pouvoir souverain sur la vie nue de ces individus. Le XXe siècle apparaît ainsi comme une lutte incessante pour déterminer ce qui fait une vie juridiquement valable et au-delà de laquelle le pouvoir souverain peut décider de la mort sans être accusé d’homicide. Cette lutte n’est pas le simple fait des régimes totalitaires. Par exemple, en 1928 aux États-Unis, le pays d’où venait la majorité des juges de Nuremberg, 800 détenus furent contaminés par la malaria pour des essais clinique. À Manille, des recherches concernant la culture du bacille du béribéri furent pratiquées sur des condamnés à mort contre remise de peine, ils sont tous morts plus tôt que prévu. Mais il ne s’agit pas seulement de politiser la vie, la deuxième partie du XXe siècle est parvenue à ce chef-d’œuvre qui consiste en la politisation de la mort. En 1959, deux neurologues français, Mollaret et Goulon développèrent l’idée d’un coma dépassé qui n’était autre qu’une nouvelle définition de la mort. Jusque là, la mort reposait depuis des siècles sur les critères de l’arrêt du rythme cardiaque et des fonctions respiratoires. Le coma dépassé, qui permet à la science de garder au corps certaines fonctions vitales (chaleur, conservation de l’usage de certains organes…), permet de déterminer de nouveaux critères de la mort. C’est ainsi qu’est apparu, en 1968 à l’université de Harvard, l’idée de mort cérébrale. Est mort désormais, non pas celui dont le cœur s’est arrêté mais dont le cerveau ne fonctionne plus. Or, entre la mort cérébrale et celle des autres organes peut subsister une durée allant de quelques heures à quelques jours, durée au sein de laquelle le médecin peut décider du corps du patient car celui-ci est légalement mort. Cela veut dire que le corps, entre la vie et la mort, devient un objet précieux pour les transplantations. Nous ne nous prononcerons pas ici sur le débat concernant la mort cérébrale, mais voulons simplement montrer qu’avec tous ces exemples il ressort que la juridiction de la vie permet au pouvoir d’exercer sa souveraineté. L’incarnation de cette souveraineté absolue du pouvoir sur la vie nue ne s’est jamais aussi pleinement actualisée qu’au sein des camps, le camp apparaissant comme la norme de l’espace politique dans lequel nous vivons et qui apparaît comme l’ultime perversion de la figure de la maison.

Les premiers camps sont apparus à Cuba en 1896 avec les campos de concentraciones créés par les espagnols pour réprimer l’insurrection de la population de la colonie. Ont immédiatement suivi les concentration camps où les anglais entassèrent les Boers. Il faut noter ici que ce qui compte est l’extension de l’état d’exception à l’ensemble de la population, les camps étant issus de la loi martiale. En Allemagne, les premiers camps de concentration n’ont pas été mis en place par les nazis mais par les gouvernements sociaux-démocrates en 1923 pour interner des milliers de militants communistes. Pour ce faire, ils se sont appuyés sur la schutzhaft, une loi prussienne permettant l’internement préventif sans que les internés aient commis des actes répréhensibles par la loi. Cette loi fut fondée pour prévenir de la sûreté de l’État en cas de siège. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que l’utilisation par les nazis de l’état d’exception s’inscrit dans la continuité de la politique de Weimar qui, de 1919 à 1924, a proclamé plusieurs fois l’état d’exception. Les nazis n’ont fait que généraliser cet état pour le plonger dans une indétermination temporelle. Ce qui est terrible est qu’ils n’ont jamais été hors-la-loi puisque la loi contient en son sein cette possibilité de l’état d’exception (en France article 16. Articles similaires dans toutes les démocraties). Il ne reste plus qu’à justifier la mise en application de cette loi, chose fort aisée en cas de crise comme celle que connut l’Allemagne au début du siècle. « L’état d’exception cesse ainsi d’être ramené à une situation extérieure et provisoire de danger réel et tend à se confondre avec la norme même. » Ce qui se transforme à partir du XXe siècle est l’idée que l’état de siège peut venir de l’intérieur avec le mythe d’une colonisation intérieure (cf événement en France dans les banlieues). « Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle. » Le camp est l’incarnation spatiale de l’état d’exception, il est un morceau de territoire qui ne répond plus à l’ordre juridique normal. En lui, il n’y a plus de distinction entre l’exception et la règle, le licite et l’illicite,… Il est « (…) le paradigme même de l’espace politique au moment où la politique devient biopolitique (…) ». Les camps n’ont pas trouvé de terme avec le régime national-socialiste, ils ont trouvé d’autres moyens d’incarnation dans le stade de Bari en Italie où, en 1991, la police entassa des immigrés albanais, en France dans les zones d’attente des aéroports internationaux où des immigrés veulent obtenir le statut de réfugié, aux Etats-Unis avec Guantanamo. « Dans chacun de ces cas, un lieu apparemment anodin (par exemple l’hôtel Arcades à Roissy) délimite, en réalité, un espace où l’ordre juridique normal est en fait suspendu et où commettre ou non des atrocités ne dépend pas du droit, mais seulement du degré de civilité et de sens moral de la police qui agit provisoirement comme souveraine (…). »

Pour conclure, on peut noter que la distinction antique du privé et du public, de la maison et de la politique ne vaut plus. À partir de l’époque moderne émerge la biopolitique, c’est-à-dire l’indistinction de la vie et du pouvoir, le pouvoir prenant en charge le travail des corps en pervertissant la figure de la maison par l’instauration d’un ensemble d’espaces politiques au sein desquels privé et public sont indistincts. Cette volonté de contrôle des corps a pour objectif la constitution d’un État-nation unifié reposant sur la trinité : localisation sur un territoire, un ordre juridique déterminé (l’État) et des règles d’inscription de la vie (la naissance ou la nation). Seulement, le XXe siècle et la figure du réfugié ont mis à mal cette trinité, d’où la volonté de l’État-nation de prendre en charge directement la vie biologique de la nation. Le camp, ultime perversion de la figure de la maison, apparaît alors comme « le nouveau régulateur de l’inscription de la vie dans l’ordre politique – ou plutôt, le camp est le signe de l’impossibilité où se trouve le système de fonctionner sans se transformer en une machine létale. » Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si les camps sont apparus en même temps que les nouvelles lois sur la citoyenneté. La dernière question est alors de savoir que faire avec tout ça ? Il ne semble guère possible de revenir au seuil antique, et il n’est sans doute pas souhaitable d’y revenir. Il faut trouver des moyens de conjuguer ensemble la préservation de la vie nue privée avec le développement politique nécessaire aux États. Puisque le pouvoir n’est plus centralisé mais atomisé, présent dans chaque frange de la vie quotidienne, c’est peut-être à son niveau qu’il faut intervenir par des actions visant la préservation d’une certaine intimité. Quels types d’action ? Par exemple se défendre pour que la viédo-surveillance ne se développe pas dans nos écoles, ne pas répondre aux enquêtes d’opinion sur les ménages, défendre les vies qui semblent ne pas mériter d’être vécues, tenter d’interdire les camps de réfugié où plutôt faire reposer ces camps sur la juridiction normale des citoyens français, … En un mot, tenter de retrouver, par des actions quotidiennes, une sphère du corps privé sur laquelle le pouvoir ne peut avoir prise, quelques soient les jeux de juridiction qu’il peut entreprendre, car  sans vie privée tout devient politique et donc sujet au pouvoir.

Ce processus d’individualisation est parallèle à celui d’objectivation. L’accroissement de la conscience de soi est corrélatif à l’objectivation de soi. Les sciences de l’homme sont nées en même temps que l’autobiographie.

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9 janvier 2012 1 09 /01 /janvier /2012 15:03

Introduction :

L’idée d’une subjectivité de l’apparaître analysée par Karel Novotny a pour a priori une certaine adéquation de la subjectivité à ce qui lui apparaît et que nous pourrions nommer apparaissant. Cette adéquation ou plutôt ce lien est également noté par Renaud Barbaras dans un chapitre de son livre Vie et Intentionnalité intitulé « La vie de la subjectivité ». L’auteur ouvre son chapitre par une mise en perspective historique du lien entre subjectivité et apparaître. La subjectivité est, dans la pensée antique, ce qui ne dépend de rien, ce qu’Aristote appelait sunolon, c’est-à-dire une substance causa sui et dont toutes les déterminations ne dépendent que d’elle-même, elle est un peu l’idéal kantien d’autonomie pure et universelle. Le transfert de la conception antique à la conception contemporaine passe par une identification de la subjectivité à l’homme comme centre de référence, centre d’acte par rapport à la réalité environnante. Barbaras remarque avec clairvoyance la corrélation entre subjectif et objectif :

« Que ce soit sous la forme d’une théorie de la représentation ou de l’intentionnalité, la pensée de la subjectivité est une pensée de la coappartenance de l’être-subjectif et de l’être-objectif, d’une relation constitutive ente l’être-auprès-de-soi de la conscience et son ouverture à une unité transcendante. Il s’agit donc de comprendre – telle est la question d’une philosophie de la subjectivité – comment la subjectivité, comme conscience, peut assurer la fonction d’être subjectif, c’est-à-dire de centre de référence de l’étant ? »

Le problème est donc le suivant : comment comprendre le liant entre une subjectivité assumant ou plutôt se voyant octroyé le rôle de centre de référence et l’apparaissant se déterminant comme transcendant ? Comment comprendre le relationnel qui se tisse entre le subjectif et l’apparaissant ? Il s’agit là d’une problématique qui se donne pour charge de faire le procès de l’apparaître car des deux côtés (même si cette idée de « côtés » ne nous satisfait guère) l’apparaître est présent : il y a un apparaître de l’objet mais également un apparaître du sujet comme centre de référence. Le sujet ne parvient à se comprendre comme centre de référence que parce qu’il s’apparaît comme tel. Quand bien même l’apparaître resterait au seuil de l’auto-affection pure charnelle comme dans la phénoménologie henryenne, ce seuil est déjà de l’ordre du réflexif selon nous, ce qui nous impose de refuser la position du phénoménologue de Montpellier. Non pas réflexif au même titre que la conscience réflexive qui se pense elle-même et peut produire un discours à partir de cette pensée qu’elle a d’elle-même mais plutôt une réflexivité sans conscience, une réflexivité immédiate et corporelle du fait du caractère inextricable de l’être-au-monde de l’homme. L’être-au-monde comme primat de la pensée phénoménologique invalide selon nous les avancées de la position henryenne.

Pour revenir à notre problème, à savoir celui de l’hypothèse de l’existence d’un liant entre apparaître subjectif et objectif, il est nécessaire de repenser les conditions de l’apparaître lui-même pour ensuite tenter de faire émerger ce liant que nous cherchons. Reprenons donc certaines avancées phénoménologiques qui nous aident à comprendre l’être de l’apparaître. C’est dans les concepts d’esquisse et d’invisible que nous pensons pouvoir trouver les plus belles découvertes que peut nous offrir la phénoménologie depuis Husserl jusqu’à Merleau-Ponty.

La brisure de l’apparaître :

L’épokhé que Husserl met en place dans les Ideen I comme méthode proprement phénoménologique permet de penser à nouveaux frais l’apparaître. L’analyse permet de mettre au jour, contre une pensée réaliste, que l’objet ne se donne pas immédiatement en un bloc uniforme et exactement signifiant. Comme l’écrit Barbaras :

« On le sait, la caractéristique de la chose perçue est qu’elle se donne par esquisses, c’est-à-dire de telle sorte que chaque aspect sensible voile ou repousse cela même dont il est la présentation. »

Des nombreuses démonstrations husserliennes, l’une des plus fameuses en est celle du cube. Dans cet exemple appuyant le paradigme phénoménologique, Husserl montre que le cube n’est pas donné comme cube dans l’apparaître, l’apparaissant stricte ne se compose que d’une partie de l’objet. Des six faces que composent le cube, nous n’avons accès qu’à deux ou trois d’entre elles, et le droit que nous nous octroyons à appeler cet objet cube vient d’une confiance ou d’une croyance que nous avons en l’existence des autres faces. L’apparaître ne se donne pas dans une visibilité pure mais se fait par esquisses. C’est à partir des esquisses successives que l’objet se donne et qu’il peut être appréhendé comme tel, c’est-à-dire que c’est à partir d’un creux de l’objet que l’objet peut se donner, allant ainsi contre toute logique classique. L’objet apparaît à partir des zones d’ombres qui l’entourent, il ne peut se dégager comme figure sur un fond que de manière partielle et jamais complètement transparente. Si l’objet était transparent, il n’apparaîtrait tout simplement pas puisqu’il serait immédiat et clairement présent à la conscience, c’est-à-dire inconscient. L’objet apparaît sur fond d’un invisible pour employer le vocabulaire du dernier Merleau-Ponty ou plutôt il repose sur une invisibilité constitutive. Ce socle d’invisibilité est la garantie de l’apparaître de l’objet et c’est donc vers une théorie de la brisure qu’il faut nous diriger pour comprendre l’essence de l’apparaître. L’apparaître est brisé, il n’est pas uniforme, il se donne uniquement comme transcendance c’est-à-dire comme une certaine absence, une possibilité de retranchement, un refus de donation exclusive. Cela remet en cause une bonne partie de l’idéalisme allemand, la philosophie hégélienne en première ligne. Pour l’auteur de La Phénoménologie de l’Esprit, l’objet se donne entièrement et le sujet entretient un rapport de dévoration stricte à celui-ci. L’objet est entièrement annihiler par le sujet qui peut le sursumer ou le dépasser dialectiquement : c’est la théorie de l’aufhebung. Avec la phénoménologie c’est un rapport tout autre à l’objet auquel nous sommes invités à penser. L’objet, comme apparaître ne peut être dépassé au sens strict. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas de lien entre la subjectivité et les objets qui l’entourent, mais plutôt que ce lien est un lien de dépendances réciproques. La structure de l’apparaître nous met en situation avec deux instances co-dépendantes : l’objet ne reçoit sa détermination que parce qu’il apparaît, c’est-à-dire parce qu’il est perçu par une subjectivité unifiant son être esquisse après esquisse. La subjectivité, pour sa part, ne peut se tenir que par ce travail du monde environnant, ce n’est que parce qu’elle est en relation avec l’objet, relation nécessaire, qu’elle peut s’apparaître, de manière consciente ou non (car encore une fois nous ne pensons pas que la réflexivité soit l’apanage de la conscience réflexive). La subjectivité et l’objectivité sont dépendantes l’une de l’autre dans l’apparaître.

Mais alors nous voudrions revenir à la thèse défendue par Husserl dans les Ideen I pour en offrir une critique. Si nous sommes très enthousiastes par l’analyse qu’il propose de l’apparaître de l’objet, notre adhésion est moins forte quant à la conception qu’il donne de la subjectivité, conception qui reste prise, pour nous, dans les rets de l’idéalisme allemand et des théories de la subjectivité pure et transparente à elle-même. Barbaras, interprétant Husserl, écrit :

« À la différence de la chose, la conscience, c’est-à-dire le vécu se donne de manière absolument adéquate, sans reste ; il est ce qu’il est pour la conscience, il existe sur le mode de l’identité entre l’être et l’apparaître. (…) Il s’ensuit évidemment une relation de dépendance entre la conscience et l’objet, inverse de celle que l’attitude naturelle posait spontanément : alors que l’être immanent n’a besoin que de lui-même pour exister, la chose transcendante, dont la réalité revient à l’unité d’un flux d’esquisses, est entièrement relative à une conscience. »

Notre question sera la suivante : peut-on sérieusement soutenir cette thèse d’une conscience constituante de l’objet selon laquelle la dépendance serait univoque, c’est-à-dire allant de la conscience à l’objet ? Ne faut-il pas plutôt voir une dépendance réciproque de la conscience et de l’objet ? Ce n’est pas parce qu’il impute à la conscience d’unifier l’objet que celle-ci peut être considérer comme hors monde ou séparable de son inscription mondaine, comme pourrait le croire Michel Henry par exemple. C’est justement tout le contraire, c’est parce qu’elle est l’instance unificatrice de la transcendance, et seulement cela, que la conscience doit être considérée comme engluée dans l’être. Défendre la thèse d’une conscience séparable de la transcendance qu’elle unifie revient à défendre la possibilité d’une conscience du néant, c’est-à-dire tout sauf une conscience. Lorsque Husserl pense la possible séparation de la conscience, il va à l’encontre de sa propre maxime voulant que toute conscience soit conscience de quelque chose. Soutenir cela, et nous pensons qu’il faut respecter cet axiome, prouve bien la dépendance réciproque de la conscience à l’objet mais aussi de l’objet à la conscience. En effet l’objet n’est tel que parce qu’il est le fruit de l’assemblage de la conscience, sans quoi il ne serait qu’un pur il y a comme l’ont montré Lévinas ou Merleau-Ponty. Loin de penser la possibilité d’une conscience séparée du monde, nous voulons défendre la thèse de leur coexistence nécessaire. Si donc nous parlons de coexistence, il nous faut voir comment la subjectivité peut encore se tenir. En effet, refuser de penser une conscience ou subjectivité transparente à elle-même ne revient pas à nier l’existence d’une conscience qui « se tient », d’une conscience cristallisée. Seulement nous considérons qu’il faut réinscrire la subjectivité dans une temporalité dont les tenants et aboutissants ont commencé à être dévoilés par Merleau-Ponty dans la notion d’institution qu’il propose à l’occasion du cours qu’il donne au Collège de France en 1954-1955.

 

Repenser l’interdépendance de la subjectivité et de l’objet à partir du concept d’institution :

Durant l’année universitaire 1954-1955, Merleau-Ponty se donne pour tâche de traiter de la notion d’institution comme nouveau mode de temporalité de la subjectivité et de l’apparaître. Comme toute proposition conceptuelle, celle-ci s’inaugure contre une autre notion, à savoir celle de constitution. Pour le phénoménologue français, la tradition qui s’inaugure avec Descartes pour parcourir la pensée philosophique jusque Husserl, pense la relation de sujet à l’objet sous le prisme de la constitution : c’est le sujet qui constitue l’objet. L’objet est dans la dépendance d’un sujet souverain qui a tout pouvoir sur l’objet et dont il dépend exclusivement. Contre cette position, Merleau-Ponty va proposer la notion d’institution, à savoir une dépendance réciproque reposant sur l’invisible de l’objet comme sur celui du sujet qui permet de faire émerger un nouveau champ de visibilité dans le dialogue permanent que les deux protagonistes organisent entre eux. L’auteur ouvre son cours comme suit et place directement l’opposition entre constitution et institution :

« La vie personnelle considérée comme vie d’une conscience ; i.e. une présence au tout pour laquelle autrui est négation vide [et l’]action indifférente, ou, du moins, n’ayant de sens que pour moi, par signification close (…) Est-ce ainsi ? Sommes-nous cette présence immédiate à tout devant laquelle les possibles sont tous égaux- tous impossibles ? Toute cette analyse suppose une réduction préalable de notre vie à la « pensée de… » vivre. »

La position consiste à dénoncer un certain réductionnisme de la philosophie de la constitution, réductionnisme qui se traduit par la compréhension de l’existence à partir de l’unique prisme de la conscience. Ce que Merleau-Ponty cherche à montrer avec la notion d’institution, c’est justement le fait que l’existence déborde le simple règne de la conscience, prévaut sur cette dernière et inaugure une autre modalité de compréhension des rapports du sujet à l’objet dans l’apparaître.

Pour parvenir au concept d’institution, il reprend le concept husserlien de Stiftung. Comme nous le savons, Merleau-Ponty est très influencé par le Husserl de la Krisis et les reproches qu’il adresse au phénoménologue allemand concernent principalement la première partie de l’œuvre. La notion d’institution invite à renouveler la conception du sujet. Il ne doit plus être compris comme transparent à lui-même et comme source de l’émergence du monde mais plutôt sur le mode de l’opacité. L’ensemble des rapports du sujet à ses extériorités doit être alors pensé à nouveaux frais. Le rapport à l’apparaître du monde n’est plus une présence immédiate de l’objet qui correspondrait à un pouvoir absolu de la conscience sur la constitution du monde, mais plutôt un rapport motivé par des obstacles. Le sujet est exposé au monde plutôt qu’il ne le constitue, ce qui veut dire qu’il subit l’influence du monde et doit composer avec lui. Le monde excède le sujet, il lui impose un ensemble d’obstacles à franchir autant que le sujet influe sur le monde. Les jeux d’influence sont à pouvoir égal, la primauté de l’un ou l’autre est indécidable. C’est à partir des obstacles que le monde dresse contre le sujet que ce dernier peut voir émerger un apparaître particulier, c’est-à-dire instituer un regard nouveau dans son dialogue avec l’objet et par extension le monde. La conception de l’extériorité qu’est autrui doit également être renouvelée : autrui n’est pas la négation de mon être mais « institué-instituant » c’est-à-dire un échange donnant lieu à une forme inaugurale des deux sujets en interaction. Si la relation à autrui est profonde, c’est-à-dire qu’elle laisse place pour autrui en moi et moi en autrui, alors s’institue une nouvelle vision pour les deux protagonistes, qui n’est pas pour autant vision commune qui serait alors fusion et cela pour le simple fait que chacun possède déjà une vision, une histoire… Chacun est institué-instituant et ouvre un nouveau champ d’apparaître dans une communication vraie. On le voit, la notion d’institution permet de penser le rapport du sujet à l’objet dans une véritable interaction, c’est-à-dire dans un mouvement génétique qui va de l’un à l’autre et où aucun ne peut prévaloir. Le fait qu’il y ait relation entre les deux exige de repenser deux instances : le faire et la temporalité. Le faire n’est plus imposition d’un pouvoir pur sur une extériorité sans défense et est pensé par Merleau-Ponty dans une correspondance avec la perception. Le faire est vision de ce qui est à faire à partir des fissures de l’être, des manques du monde qu’il s’agit d’interroger et avec lesquels il faut dialoguer. Puisqu’il y a dialogue et relation entre le sujet et l’objet, il y a temporalité. La temporalité de l’institution ne correspond pas à celle de la pensée de la constitution. Pour cette dernière, le temps est objectif, c’est-à-dire que le passé est vu comme un objet sur lequel j’ai prise, le présent est claire et limpide à ma conscience immédiate et le futur est projet également claire et distinct. Or comme le note Merleau-Ponty :

« Le temps est le modèle même de l’institution : passivité-activité, il continue, parce qu’il a été institué, il fuse, il ne peut pas cesser d’être, il est total parce que partiel, il est champ. On peut parler d’une quasi-éternité non par échappement des instants vers le non-être de l’avenir, mais par échange de mes temps vécus entre eux, identification entre eux, interférence et brouillage des rapports de filiation (...). »

Le temps est un champ dans lequel les interférences entre passé, présent et futur sont multiples. Le sujet compris à partir de l’institution est pris dans une temporalité de brouillard où le passé n’est jamais révoqué définitivement, où le présent est opaque à cause du passé et de la structure de l’apparaître de l’objet reposant sur l’invisibilité, enfin où le futur comme projet n’est jamais certain. À partir de ces interactions multiples et imprévisibles, comme dans la physique contemporaine, se cristallise un champ subjectif issu du rapport au monde, au temps et au faire. Le monde est nécessaire à la cristallisation de ce champ qu’est le sujet : le monde, en tant qu’excédant le sujet est source de l’apparaître possible de ce dernier. L’apparaître dépend de l’extériorité inconstituable du monde et le sujet s’institue comme champ à partir de son interaction nécessaire avec le monde. Nous voyons dans le concept d’institution un autre mot pour l’incarnation qui est source d’un apparaître pris dans un mouvement constant et oscillant entre cristallisation et décentrement, désorientation… L’institution merleau-pontienne n’est pas une dialectique ou plutôt elle pourrait être une dialectique qui n’avance pas mais qui se perd et se reconstruit perpétuellement. Le sujet ne repose pas sur le mode additif ou accumulatif mais sur celui de la perdition par l’ouverture à d’autres visions. L’institution est une sorte de Sisyphe dont le travail et de s’ouvrir à d’autres champs, à d’autres visions dans une remise en cause et un dialogue sans fin avec l’apparaître du monde. L’institution invite à penser un sujet absolument impliqué dans le monde, monde sans qui il ne pourrait tout simplement pas être.

Renaud Barbaras, Vie et Intentionnalité, recherches phénoménologiques, Vrin, coll. Problèmes et Controverses (2003), p.133

Ibid., p.137                                                

Nous venons d’aborder le cas hégélien mais il aurait pu en être pareillement pour l’idéalisme allemand dans son ensemble. C’est le travail de distinction conceptuel qu’organisera Merleau-Ponty en proposant le concept d’institution contre celui de constitution. Nous y reviendrons dans le courant de notre développement.

Notre critique est influencée par celle que Merleau-Ponty adresse au phénoménologue allemand.

Id.

Penser l’objet séparé de la conscience comme il y a nous semble pourtant être déjà trop. En effet utiliser l’expression il y a revient à faire usage d’une détermination symbolique de la chose donc déjà être dans une relation sujet-objet avec elle. Il en va de l’objet sans conscience comme de la mort pour Épicure c’es-à-dire qu’on n’en peut strictement rien dire. Mais pour autant cela ne veut pas dire non plus que la conscience à un droit prioritaire sur l’objet ; comme nous l’avons déjà soutenu et comme nous tenterons de le montrer par la suite, les deux se tiennent mutuellement dans une dépendance absolue.

Merleau-Ponty, L’Institution, la Passivité, Cours au Collège de France 1954-1955, Belin (2003), p.33

Ibid., p.36

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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 12:34

Introduction :

Une compréhension optimale de l’essai La Crise de la Culture ne nous semble être possible que par une relecture à l’aune de l’assise conceptuelle mise en place dans la Condition de l’Homme Moderne. L’analyse faite de l’œuvre d’art dans le texte de 1960 fait bouger les frontières mises en place quelques années plus tôt à partir de la thématisation de la vita activa. Il semble alors nécessaire de reprendre le mouvement dévoilé par Arendt de la vita activa pour voir en quoi l’époque de rédaction de l’essai peut être comprise comme crise, non seulement de la culture, mais plus largement de la condition humaine dans sa globalité. Les deux textes sont très proches chronologiquement et philosophiquement, si bien que celui de 1960 peut apparaître comme une application ou un prolongement de celui de 1958. Déjà, dans la Condition de l’Homme Moderne, la thématique de la crise apparaît mais elle est clairement radicalisée dans les années qui suivent. Ce que nous proposons de faire ici est alors de proposer une lecture suivie de ces deux textes pour en dresser à la fois les prolongements mais aussi les points de ruptures. Pour y parvenir, il nous semble nécessaire de reprendre le mouvement de la vita activa pour voir la place qu’y occupe l’œuvre et plus particulièrement l’œuvre d’art avant de montrer comment le philistinisme puis une certaine utilisation de la culture par la société de masse a pu remettre en cause les lignes de forces de la vita activa. Nous tenterons alors de chercher avec Arendt une voie de sortie de la problématique de la perversion de l’œuvre d’art.

La dynamique de la vita activa et la place de l’œuvre d’art :

L’expression vita activa est utilisée par Arendt dans le but de réinscrire la valeur de l’activité dans la tradition métaphysique occidentale qui a eu plutôt tendance à faire prévaloir la vita contemplativa. Il ne s’agit pas pour elle de nier l’importance de la contemplation mais de montrer qu’une vie humaine ne peut se constituer que dans l’activité. C’est ainsi qu’elle distingue trois types d’activité au sein de la vita activa : le travail, l’œuvre, l’action qui correspondent « aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme ». Ces activités s’inscrivent dans la dynamique humaine encadrée par la natalité et la mortalité et ont pour but d’offrir les conditions de possibilité d’existence pour les nouveaux nés. Pour Arendt, la condition de natalité, c’est-à-dire l’émergence d’une nouveauté radicale, ne peut se faire qu’en reposant sur un socle originaire dont les trois domaines de la vita activa sont la garantie. Or, comme nous le verrons par la suite, la crise de la culture est une crise de cette possibilité même du renouvellement du fait de la mise en péril de l’héritage passée. Mais prenons le temps de la démonstration et analysons une à une les sphères de la vita activa en nous arrêtant plus spécialement sur l’œuvre.

Le travail :

Le passage du travail à l’action en passant par l’œuvre recouvre en réalité le passage de la nature au monde des apparences en passant par la culture. Le moment laborieux est celui des trois qui reste le plus ancré dans la strate naturelle. Il se caractérise par un cycle de production-consommation dont la durée est extrêmement ténue. Le travail correspond au processus vital de besoin et satisfaction des besoins en fonction de la cyclicité naturelle. Il est une sorte de dialectique sans synthèse et sans épuisement ; la vie ne peut connaître de terme à son renouvellement sans mourir aussitôt.

« (…) travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique. Ce cycle a besoin d’être entretenu par consommation, et l’activité qui fournit les moyens de consommation, c’est l’activité de travail. Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital, et cette consommation, régénérant le processus vital, produit – ou plutôt reproduit – une nouvelle « force de travail » nécessaire à l’entretien du corps. »

Arendt distingue deux formes de vie : la première qui est le mouvement perpétuel de régénération des espèces et la seconde qui est chaque vie particulière reposant sur la première. Au niveau de la vie particulière se joue un sous niveau du processus de production-consommation qui lui connaît des bornes, à savoir la naissance et la mort. La naissance inaugure un cycle de consommation nécessaire à la conservation du corps et que seule la mort pourra interrompre. Si donc au niveau de la vie globale, il ne peut y avoir de rupture, la vie particulière est conditionnée par le mode inaugural de la naissance. Cette naissance, qui est le fait caractéristique principal de chaque individu, ne peut être assumée que si elle a un monde sur lequel elle peut reposer. C’est pourquoi il est nécessaire au travail de s’excéder lui-même afin de dégager un mode de production qui n’est pas immédiatement détruit par la consommation : il s’agit de l’œuvre et des productions culturelles permettant l’érection d’une culture. Cette excédence du travail sur lui-même n’est rendu possible que parce qu’il peut ne pas être uniquement vécu sur le mode destructeur mais également sur celui de la fertilité. La fertilité permet l’économie d’une partie de la production ainsi qu’une non participation de l’ensemble de la population à l’activité laborieuse. Ainsi et en parallèle, une culture peut être érigée.

L’ouvrage et l’œuvre d’art :

L’œuvre, à l’instar du travail, est fonction de l’utilisation du corps. Seulement, l’œuvre possède un caractère beaucoup plus médiatisé et est fonction également de la pensée. La distinction principale de l’œuvre et du travail ne vient pas de l’utilisation d’outils en vue de sa réalisation mais de la forme qui accompagne la production et le temps qui lui est impartie. L’œuvre s’inscrit dans la durée, elle permet l’érection d’objets culturels dont l’accumulation constitue une culture humaine. Si le travail est animé d’une temporalité circulaire, l’œuvre, quant à elle, l’est d’une temporalité linéaire : elle institue un temps long qui parcoure potentiellement l’humanité toute entière. C’est par les œuvres que les nouvelles générations peuvent s’ancrer dans une tradition et atténuer le caractère potentiellement effrayant de la radicale nouveauté qu’elles représentent. La rupture générationnelle qui pourrait apparaître est compensée par la présence de l’image au sein de chaque œuvre. Puisque les objets culturels sont animés de la conception à la réalisation puis toute leur existence durant d’une image ou d’une forme, elles sont participables en droit pour l’humanité toute entière. Au niveau laborieux, l’homme n’intervient que très peu dans l’objet fini, alors qu’il est l’unique intervenant des œuvres culturelles. Cette intervention possède pour revers le nécessaire fonctionnement par réification de l’œuvre : il n’y a pas d’intervention quant à la forme de l’objet du labeur car il est un produit de la nature, par contre l’intervention de l’homme dans l’œuvre est corrélée à la destruction de la nature. L’homme ne peut inclure une forme ou une image dans l’objet qu’en détruisant la forme naturelle. C’est là la grande distinction entre le travail et l’œuvre :

« Cet élément de violation, de violence est présent en toute fabrication : l’homo faber, le créateur de l’artifice humain, a toujours été destructeur de la nature. L’animal laborans, (…), peut bien être le seigneur et maître de toutes les créatures vivantes (…) seul l’homo faber se conduit en seigneur et maître de la terre. »

Ainsi, en violant la nature et produisant des objets à visage humain, l’homme peut ériger un monde proprement humain au sein duquel la distinction entre public et privé s’inaugure. Les œuvres sont produites dans la solitude et échangeables sur un marché : c’est là la distinction public/privé au niveau de l’homo faber. Le seul mode relationnel que ce dernier connaît est celui de l’échange et l’estime qu’il peut tirer d’autrui vient de la qualité de ses productions. Il ne peut produire que dans la solitude car l’idée ou l’image ne peut être le résultat que d’un seul esprit, toute collaboration peut enrichir l’idée mais au final, le produit ne peut avoir qu’une signature. Le marché, ou l’espace public de l’homo faber, est le lieu où la valeur des œuvres se détermine (valeur d’échange). Les productions sont ensuite redistribuées et utilisées (valeur d’usage) si bien que leur accumulation constitue un monde culturel propre à une société. Au sein du monde de l’homo faber, un type d’œuvre ne correspond pas tout à fait à ce schéma : c’est l’œuvre d’art.

Il ne faut pas voir en l’œuvre d’art une rupture radicale par rapport à l’œuvre mais plutôt un approfondissement de ses caractéristiques. Nous avons vu que l’œuvre se détermine en grande partie par sa durabilité amoindrie par l’usage : l’œuvre d’art accentue ce trait et connaît une durabilité bien plus grande car sa valeur d’usage est quasi nul. L’es œuvres d’art ne sont usées que par les processus naturels et non par la main de l’homme, elles ont donc une existence beaucoup plus longue et peuvent traverser les siècles c’est-à-dire, conséquemment, qu’elles sont les objets qui constituent avec le plus d’efficacité le monde culturel humain :

« Du point de vue de la durée pure, les œuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n’importe quoi d’autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. »

Comme on le voit à travers cette citation, la durabilité de l’œuvre d’art est fonction de son inutilité. Cette pure mondanéité de l’art rend difficile l’attribution d’une valeur d’échange : l’échange n’est possible que dans une production multiple et le caractère unique des œuvres d’art rend arbitraire l’échange. C’est pourquoi elle est un pur monde, car elle est animée par une durée potentiellement égale à celle du monde, elle n’a pas d’utilité et ne peut donc être usée, elle ne peut être échangée et est donc purement publique, enfin elle est la plus grande expression de la pensée humaine, son incarnation la plus réussie. Les œuvres en général et l’œuvre d’art en particulier apparaissent comme la condition de possibilité d’un domaine politique.

L’action et le domaine politique :

L’action et la parole, qui sont pour Arendt les deux moyens de l’émergence du « qui » des individus, ne peuvent être réalisés au sein du monde stable des œuvres. Au-delà du proto-monde laborieux, et avec l’appui du monde culturel, un espace des apparences peut émerger. Ce dernier est dans un rapport de conditionnement réciproque avec l’espace culturel : si les œuvres sont la condition de possibilité de l’espace de l’apparence (l’espace de l’action et la parole), celui-ci est la condition de préservation de l’espace culturel. L’espace culturel et l’espace politique (des apparences) sont absolument nécessaire l’un à l’autre, le second étant une discussion du premier. En effet, l’espace politique est le lieu de l’action, c’est-à-dire celui pour lequel la condition humaine de natalité est le plus prégnant. Or, comme nous l’avons vu, la condition de natalité ne peut reposer que sur un socle solide et conditionnant : la liberté ne peut que se conquérir dans un détachement ou une reprise de la tradition qui s’exprime uniquement dans les œuvres passées. Il n’y a de parole et d’action que parce qu’il y a un monde à partir duquel il est possible de parler et d’agir, c’est-à-dire d’exprimer sa liberté en prenant position. Prendre position c’est à la fois être ancré en un point de l’espace-temps et pouvoir s’en extraire. Ce rapport entre espace des apparences et espace culturel est résumé par Arendt comme suit :

« À moins de faire parler de lui par les hommes et à moins de les abriter, le monde ne serait plus un artifice humain mais un monceau de choses disparates auquel chaque individu isolément serait libre d’ajouter un objet ; à moins d’un artifice humain pour les abriter, les affaires humaines seraient aussi flottantes, aussi futiles et vaines que les errances d’une tribu nomade. »

Avec l’utilisation des trois domaines de la vita activa (travail, œuvre, action et parole), Arendt met en place un système de la condition humaine. Cette dernière repose à la fois sur des frontières nécessaires mais aussi sur des relations de conditionnement réciproque. S’il faut voir que le passage d’un seuil à l’autre ne peut se faire que si le seuil précédent est pleinement actualisé, il faut également comprendre que chaque domaine connaît des frontières strictes et inaltérables au déficit d’un ébranlement de l’ensemble. Or, la crise de la culture que voit Arendt dans les années 1960 consiste en une remise en cause de l’œuvre d’art et, par dérivation de l’ensemble de la vita activa. Après avoir caractérisé cette dernière, il nous faut à présent voir comment l’atteinte aux œuvres d’art est une atteinte bien plus globale à la condition humaine dans sa totalité.

La remise en cause de la condition humaine par l’atteinte aux œuvres d’art :

Les atteintes à l’œuvre d’art : le philistinisme et la culture de masse :

Dans l’article La Crise de la Culture, Arendt retrace les atteintes faites à l’œuvre d’art et à la culture depuis le XVIIIe siècle, période à laquelle voit se développer le phénomène de philistinisme et la rupture entre la société et les artistes. Si les rapports de l’art à la société ont toujours été conflictuels, le XVIIIe siècle inaugure un tournant dont la nouveauté n’a pas d’autre équivalent dans l’histoire. Le philistin cultivé, animal étrange que l’on retrouve des lumières jusqu’à nos jour, n’a que trop d’intérêt pour l’art. C’est là tout le problème : son rapport à l’art est un rapport d’intérêt. Il se sert de l’art comme moyen en vue d’une ascension sociale et passe à côté du rapport essentiel à l’art. La lutte des classes dominantes entre l’aristocratie, moteur des « valeurs », et la bourgeoisie, moteur économique, s’est faite sur le terrain de l’art. Le philistin est condamnable parce qu’il entretient un rapport d’usage à l’art, il use de l’art en homo faber. Pour lui l’œuvre doit lui rapporter quelque chose, que ce soit une position sociale ou un enrichissement personnel avec cette idée que l’art et la culture conduisent au perfectionnement de soi.

« L’ennui avec le philistin cultivé n’est pas qu’il lisait les classiques, mais qu’il le faisait poussé par le motif second de perfection personnel, (…). »

Cette utilisation de la culture à des fins personnelles ou sociales n’est en fait que le rabattement des œuvres au niveau des caractéristiques de l’homo faber. C’est le philistinisme qui a conduit à l’expansion de la valeur d’échange de l’art avec à terme la création d’un marché de l’art. Le marché, domaine public et lieu d’échange des œuvres s’est développé jusqu’à l’absorption des œuvres d’art en son sein. Certes le marché d’art diffère des autres formes de marché de par la nature des produits à échanger, mais il n’y a pas de rupture radicale entre les deux : le principe en est l’échange possible en droit de toutes les productions artistiques. Si en un sens le philistinisme consiste en la dévaluation des œuvres d’art au profit d’un rapport sur le mode de l’homo faber, la société de masse porte une atteinte encore plus grande aux œuvres d’art en entretenant un rapport sur le mode de l’animal laborans avec elles.

« Peut-être la différence fondamentale entre société et société de masse est-elle que la société veut la culture, évalue et dévalue les choses culturelles comme marchandises sociales, (…), mais ne les « consomme » pas. (…) La société de masse, au contraire, ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainement) et les articles offerts par l’industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. »

Cette citation résume parfaitement ce qui va suivre. La société de masse se distingue par le temps qu’elle parvient à dégager au-delà du labeur. Grâce à la multiplication des machines, elle n’est plus obligée de consacrer l’intégralité du temps au cycle naturel de production-consommation même si, le temps qui reste, fait partie du temps vital. Ce surplus temporel appartenant au processus vital doit être comblé, ce qui est pris en charge par l’industrie des loisirs. L’industrie des loisirs ne produit pas des objets conçus pour durer mais, au contraire, pour être consommé aussi vite qu’ils ont été produit : le temps dans lequel elle s’inscrit est celui du travail. À la limite, que l’industrie des loisirs produise ses propres œuvres sur le modèle du travail n’est pas un problème en soi : le problème majeur et la crise de la culture surgissent lors de la réappropriation et de la modification des œuvres d’art classiques. Il faut bien comprendre ici qu’Arendt n’est pas du tout contre le phénomène de démocratisation de la culture. Elle ne s’oppose pas au fait que tout un chacun puisse avoir accès aux œuvres classiques à bas prix par exemple, en quoi sa thèse ne peut être taxée de réactionnaire. Ce contre quoi elle lutte est l’utilisation des œuvres classiques en vue d’une détérioration de ces dernières, ce qui conduit à une atteinte sur la nature même des œuvres. Les versions revues et corrigées des œuvres leur font plus de mal que leur disparition temporaire du domaine public. L’œuvre altérée est faite pour satisfaire un public large sans besoin de fournir un effort particulier de réflexion. Or, certaines œuvres, si ce n’est la majorité, demandent de prendre le temps avant de se donner au récepteur, temps que le processus vital ne peut accepter et que l’industrie des loisirs se charge bien de nier. La critique arendtienne à l’encontre de la société de masse ne concerne donc pas la démocratisation des œuvres mais leur détérioration au profit d’une consommation plus aisé. Ainsi, l’industrie des loisirs permet le passage de la société de masse à la culture de masse avec les atteintes faites à l’œuvre d’art qu’Arendt dénonce. L’atteinte faite aux œuvres d’art remet donc en cause les frontières de la vita activa qui est, comme nous l’avons vu, la condition de base de la vie sur terre.

Les conséquences de la détérioration des œuvres d’art sur la condition humaine :

La première partie de notre recherche consista en une détermination des différents domaines de la vita activa pour ensuite voir que, selon Arendt, le XVIIIe siècle a connu une rupture conduisant à une crise de la culture lors du développement de la société de masse. À partir du moment où les œuvres d’art pouvaient être échangées sur un marché, il devenait possible également de constituer un marché noir au sein duquel des faux deviennent échangeables. Deux questions restent alors en suspens : la première est celle de savoir quelles sont les conséquences de cette détérioration des œuvres d’art sur l’ensemble du système travail-œuvre-action, la seconde d’interroger la possibilité d’un retour à un rapport authentique à l’art. En ce qui concerne la première question nous pouvons voir que la détérioration des œuvres d’art par l’industrie des loisirs vient fausser l’ensemble des frontières de la vita activa. Nous avons vu que chaque domaine devait couvrir un pan particulier de l’humanité : le travail prend en charge les besoins vitaux, les œuvres constituent un monde culturel et l’action et la parole permettent de faire émerger un espace de l’apparence déterminant le « qui » de chaque individu. La solidarité des ces trois domaines est fonction de leur distinction, si bien que, si l’un des domaines est touché, l’ensemble s’en trouve ébranlé. Or, l’utilisation des œuvres d’art sur le modèle de la production-consommation propre au travail a pour conséquence l’ébranlement de la strate culturelle (celle des œuvres) et politique (celle de la parole et l’action). Détruire ou altérer les œuvres d’art, qui sont les productions permettant le mieux l’érection d’un monde humain, revient à fissurer la maison nécessaire à l’épanouissement de la vie humaine :

« La vie humaine comme telle requiert un monde dans l’exacte mesure où elle a besoin d’une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici. (…) Cette maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée au point de résister au procès de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur survivre. »

Sans monde culturel, la tradition devient impossible, et l’espace des apparences ne permet plus aux individus de déterminer leur « qui ». Sans « qui », les individus ne sont plus que des ventres, corporels ou spirituels, dont l’unique fonction est la fonction consumériste. L’industrie des loisirs ébranle la condition humaine en son cœur et, en produisant des œuvres d’art sous le paradigme du travail, elle rend impossible l’espace politique. Il ne faut donc pas sous-estimer la détérioration des œuvres classiques, car elle a pour conséquence une anémie politique ouvrant potentiellement sur des dérives totalitaires. C’est la raison pour laquelle il apparaît nécessaire de repenser les conditions d’un rapport authentique à l’œuvre d’art.

Le rapport authentique à l’œuvre d’art : Arendt lectrice de Kant :

Les œuvres d’art entretiennent un rapport étroit avec la politique. Cette idée développée par Arendt à partir de sa détermination des domaines de la vita activa, était déjà présente dans la Critique de la Faculté de Juger de Kant, ce dernier apparaissant comme offrant une théorie d’un rapport authentique à l’art. Le philosophe de Königsberg part d’une analyse du goût pour retrouver la dominante politique présente au sein de chaque jugement esthétique. Pour ce faire, il propose de thématiser le jugement comme une faculté d’élargissement de sa propre pensée en vue de la prise en compte du regard de l’autre sur le monde. Cette « mentalité élargie » met à mal les théories du jugement privé dans le domaine esthétique. Lorsqu’on juge d’une œuvre, on la juge aussi en fonction du regard de l’autre et non pas seulement de son sentiment personnel. La position kantienne permet de dresser un pont entre le jugement esthétique et politique, c’est-à-dire entre l’espace culturel et celui des apparences dans le vocabulaire arendtien. C’est dans cette faculté du jugement unissant le domaine esthétique et politique que l’auteur voit la possibilité d’une solution à la crise qui traverse la culture. Puisque cette crise consiste en un affaiblissement des frontières de la vita activa et en particulier en une dégradation du domaine politique du fait de la détérioration des œuvres d’art, il faut trouver un remède présent lui aussi au niveau des deux strates des œuvres et de la politique. La faculté de juger, qui est présente au niveau de l’esthétique et de la politique et en tant qu’elle est un milieu entre les hommes, pourrait permettre de reconsolider l’espace des apparences et l’espace culturel.

« Juger est une importante activité – sinon la plus importante, en laquelle ce partager-le-monde-avec-autrui se produit. »

Ainsi, si l’industrie des loisirs ébranlait le domaine politique en abîmant les œuvres classiques, la faculté de juger, faculté premièrement politique selon Kant et Arendt, peut permettre, en investissant le domaine esthétique, de retrouver le monde humain et la tradition culturelle sans lesquels la condition humaine de natalité ne peut se développer. Mais ce renversement ne peut dépendre que de la volonté des individus à reformer un monde commun, chose extrêmement difficile après l’histoire qu’a connu l’humanité au XXe siècle.

Conclusion :

Les œuvres d’art ne sont pas pensables hors d’une inscription dans le mouvement global d’actualisation de l’humanité qu’Arendt repère dans la thématisation qu’elle propose de la vita activa. L’atteinte faite aux œuvres d’art par l’industrie des loisirs revient donc à ébranler l’ensemble de la condition humaine car, en consommant ces dernières sur le mode laborieux, elle conduit à une érosion de la culture humaine en son centre et donc à une mise en péril potentiel du monde humain. En effet, toucher aux œuvres d’art revient à empêcher la conservation d’une tradition, socle sur lequel repose la condition humaine de natalité et de détermination de soi sans laquelle la liberté et l’action politique ne sont guère possibles. Pourtant, il est possible d’interroger la thèse défendue par Arendt de la manière suivante : l’industrie des loisirs, en s’appropriant les œuvres d’art, offre-t-elle un moyen de consommation culturelle pour une société de masse en mal de passe-temps ou ne peut-on pas également penser qu’elle permet une reprise des œuvres d’art et donc une herméneutique culturelle ? En effet, les pastiches, les reprises en tout genre des œuvres d’art ont sans doute existé depuis aussi longtemps que les œuvres d’art elles-mêmes. La question est donc de savoir si l’industrie des loisirs ne permet pas plutôt une herméneutique culturelle sur le mode itératif plutôt qu’une destruction pure et simple de l’art et une mise en péril de la condition humaine ? En reprenant les œuvres, elle leur donne une nouvelle visibilité et une nouvelle interprétation (même si c’est sur un mode plus pauvre) pour, paradoxalement, consolider le monde culturel et humain. Même si la lecture d’Arendt nous semble extrêmement justifiée, une autre voie de sortie que celle kantienne nous semble pensable s’il est possible de prouver que l’industrie culturelle ne permet pas la consommation de l’art mais son itération et donc la conservation du monde humain pour une population plus large.

Hannah Arendt, Condition de l’Homme Moderne, Pocket coll. Agora, 1994, p.41

Ibid., p.145

Hannah Arendt va très loin en écrivant dans La Crise de la Culture que certaines sociétés peuvent n’avoir pas de monde si elles ne se consacrent qu’aux satisfactions laborieuse. Elle va jusqu’à dire que des sociétés comme celles-là ont existé mais ne précise pas lesquelles. Nous permettons ici de mettre en doute cette idée de l’existence de sociétés uniquement laborieuses.

Ibid., p.191

Hannah Arendt, La Crise de la Culture, Folio Essais, 2006, p.268

Même si l’œuvre d’art nous semble pleinement publique, sa production, à l’instar de l’œuvre en générale, ne peut se faire que dans la solitude de l’atelier de l’artiste.

Arendt, Condition de l’Homme Moderne, pp.264-265

Arendt, La Crise de la Culture, p.260

Ibid., pp.262-263

Nous pouvons prendre l’exemple du cinéma et voir que les périodes d’ « exploitation » des films sont extrêmement courtes ou, du moins, fonction des recettes que les films engendrent. Le domaine du cinéma est d’ailleurs soumis à une surproduction et une bonne partie des films soit ne sort tout simplement pas, soit n’est vue par personne. Le simple champ lexical que nous utilisons ici (exploitation, surproduction,…) prouve la valeur de l’analyse arendtienne.

Ibid., pp.268-269

Ibid., p.283

Le phénomène de reprise des œuvres d’art n’est pas contemporain, il s’est peut-être simplement multiplié, en quoi une lecture conjointe d’Arendt et Benjamin pourrait être prolifique.

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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 12:31

 

Introduction :

Une grande partie de la philosophie actuelle travaille le problème de la vulnérabilité du sujet. On peut penser à Judith Butler qui consacre un pan important de son œuvre à la notion de précarité ou encore à Giorgio Agamben connut pour son travail sur la vie nue (d’autres auteurs auraient pu être sollicités ici). En règle générale, la source d’inspiration de cette relecture du sujet se fait à partir de Michel Foucault, notamment les travaux qu’il consacre à l’assujettissement. Nous voudrions montrer que d’autres philosophes peuvent être reconnus comme à l’origine des conceptions actuelles du sujet : nous pensons ici à Hannah Arendt et Cornélius Castoriadis. Chacun à leur manière se consacre à une reprise radicale du concept de sujet comme étant animé par des instances excédantes dont il n’est pas maître. L’absence de maîtrise est bien le point nodale de la problématique subjective, avec pour arrière-plan philosophique la remise en cause du modèle moderne et plus particulièrement cartésien. À côté de Foucault, et sensiblement à la même période de l’histoire philosophique (c’est-à-dire durant les années consécutives à la Seconde Guerre Mondiale), une autre histoire de la philosophie peut être repérée dans la réévaluation du statut du sujet. C’est cette histoire que nous aimerions traiter ici dans un travail abordant la problématique du sujet chez Arendt et Castoriadis. La question du sujet chez ces deux auteurs cristallise un certain nombre de tensions inhérentes au mouvement de leurs philosophies. Si chez Arendt, le sujet se fait dans l’action et le langage tout en reposant sur les trois autres dimensions de la vita activa, il se fait chez Castoriadis dans un continuisme dont le fil directeur est le pour soi. Les deux sont dans un rapport de conditionnement réciproque avec la société. Ainsi le sujet ne pourra plus être vu sur le mode de la constitution ou de la totalisation mais sur celui de l’excédence qui induit une remise en cause de son pouvoir. Mais cette perte du pouvoir total que le sujet moderne pouvait avoir n’est pas l’absence de pouvoir mais sa réévaluation à l’aune des instances excédantes du sujet. Nous proposerons alors de lire Arendt comme faisant reposer la dynamique subjective sur le socle de la vita activa et Castoriadis sur celui du pour soi. Nous espérons ainsi pouvoir montrer que le sujet doit être vu comme un à-faire ou à-être et que c’est dans cette prospection qu’il tire son pouvoir.

 

 

Arendt :

Vers le sujet :

La condition humaine et la vita activa :

Le cadre d’investigation dans lequel s’inscrit Arendt est à la fois ample et conditionné : ample car il correspond à la condition humaine dans son ensemble, conditionné car ce cadre connaît une restriction historique qui veut que l’analyse n’est valable que tant que la condition humaine reste la même. Cela signifie une possible mutabilité de la condition humaine elle-même, c’est-à-dire que nous ne sommes pas en présence d’une pensée substantialiste mais historique : c’est la raison pour laquelle, comme le spécifie l’auteur, il n’est pas question d’user du vocabulaire de la philosophie moderne et du substantialisme qui en ressort dans un champ linguistique composé de tous les dérivés de la notion de nature : « nature humaine », « homme à l’état de nature »… User de l’expression de « condition humaine » équivaut à poser  la question : dans quelles conditions une humanité est-elle possible ? Au sein de cette condition humaine, Arendt détermine la présence de ce qu’elle nomme la vita activa qui regroupent trois activités humaines fondamentales que sont le travail, l’œuvre et l’action et qui sont la condition d’émergence du sujet. L’auteur plaide pour un usage non orthodoxe de la vita activa pour mieux en faire ressortir toutes les possibilités. Le reproche qui est fait à l’utilisation historique de cette notion est d’en user comme le parent pauvre d’une existence véritable. La vita activa fut jusqu’alors prise à dessein de créer un dualisme entre l’existence terrestre et l’existence dans toutes les formes d’au-delà qu’a connu l’histoire. Elle n’est qu’un autre mot pour désigner la vie dans ce qu’elle a d’abject, c’est-à-dire de corporel, par opposition à l’existence véritable, celle de l’esprit. Ce qu’il faut bien voir est, qu’en dépit des évolutions, la vita activa a conservé un sens négatif d’activité contre le repos qui a longtemps été vu comme la condition de la vie véritable. La position défendue par Arendt revient à valoriser la vie active, c’est-à-dire ayant pour paradigme la naissance contre la vie contemplative qui repose en réalité sur une ontologie de la mort à peine cachée. Ainsi, l’entreprise consiste à prendre la tradition à rebours pour ne plus faire privilégier la mort mais plutôt la vie et la naissance. En reculant en quelque sorte par rapport à la tradition et situant la condition humaine au sein d’une vie active, Arendt ouvre la voie d’une nouvelle ontologie sans transcendance. Comme nous l’avons vu, cette revalorisation de la vie exige de penser la naissance comme nouveau paradigme.

La naissance :

L’intérêt d’une ontologie de la vie sur celle de la mort vient de la condition de possibilité qu’elle offre pour le futur. Loin que la naissance soit envisagée derrière nous, comme ça pourrait être le cas au niveau individuel, elle est plutôt la possibilité même de l’avenir par le renouvèlement. Ainsi ontologie de la mort et de la vie sont tournées vers le futur mais avec des intentions différentes. Si l’ontologie de la mort peut n’apparaître que comme une fuite hors du monde, l’ontologie de la vie cherche à penser les conditions de possibilité du renouvellement du monde. Pour l’ontologie de la mort, la vie n’est qu’un moment de préparation à la mort alors que pour l’ontologie de la vie, la mort n’est qu’un moment pris dans le mouvement de la vie. Les deux semblent inconciliables en ce sens que l’encadrant ultime ne peut être que la mort ou la vie. Arendt nous semble trancher en faveur de la vie à partir de l’insistance sur le caractère primordial de la naissance. La naissance est présente au niveau des trois domaines de la vita activa bien qu’en proportion inégale. La naissance se donne en effet comme émergence d’une nouveauté radicale, c’est-à-dire d’une contingence absolue qui crée sa propre nécessité en justifiant cette naissance. C’est pourquoi le travail et l’œuvre peuvent être pensés comme naissance dans une moindre mesure que l’action qui détermine le sujet dans sa spécificité radicale. Le travail se traduit par une création pauvre consistant en un renouvèlement du Même dans le relationnel qu’il entretient avec la nature. L’œuvre est empreinte d’une création plus grande car elle s’extrait en quelque sorte du cycle de la temporalité naturelle pour créer une temporalité artificielle fonctionnant sur le mode de l’usage pouvant excéder la temporalité individuelle. Mais c’est bien l’action qui est la plus grande source de création et donc la plus proche de la notion de naissance car elle permet un renouvellement suivant un dynamisme propre que nous analyserons par la suite.

« Le travail et l’œuvre, de même que l’action, s’enracinent aussi dans la natalité dans la mesure où ils ont pour tâche de procurer et sauvegarder le monde à l’intention de ceux qu’ils doivent prévoir, avec qui ils doivent compter : le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers. Toutefois, c’est l’action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité ; le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir. »

Ainsi, pour comprendre cette ontologie de la vie qui se déploie au sein de la condition humaine reposant sur le paradigme de la naissance, il devient nécessaire de reprendre les trois domaines de la vita activa et voir comment émerge le sujet à partir de là.

 

La dynamique de la vita activa :

L’ancrage vital de l’animal laborans :

Notre hypothèse de travail est, nous l’aurons bien compris, de chercher le dynamisme et l’ancrage propre à la vita activa comme condition d’émergence du sujet. Pour y parvenir, il est nécessaire de reprendre les trois domaines de cette dernière. Le travail est, de tous les domaines, celui qui est le plus ancrée dans la vie. Il repose sur un dynamisme identique à celui de la vie, à savoir sur une circularité oscillant entre production et consommation. C’est à ce niveau qu’il devient possible d’interroger l’ancrage vital de la subjectivité arendtienne : en identifiant temporalité vitale et temporalité laborieuse, Arendt ne permet-elle pas de penser le sujet à partir du vital ? Si les trois domaines de la vita activa sont absolument nécessaire à l’émergence du sujet, il faut admettre qu’Arendt propose d’inscrire la subjectivité dans une perspective plus large : celle de la vie. En vérité, deux conceptions de la vie sont thématisées : une première que nous appellerons globale et l’autre individuelle. La vie dans son sens globale connaît un hyper-dynamisme qui englobe tout ce qui se trouve en son sein. Elle est pure mouvement au sens où elle ne connaît ni naissance ni mort ou plutôt dont naissance et mort sont indéterminables, elle est pure cyclicité ou pure circularité. C’est la vie que connaît l’animal laborans et qui ne distingue pas l’homme de l’animal. Le rapport de l’animal laborans au monde est un rapport de consommation-régénération. Il n’y a pas de destruction au sens propre du terme, car la destruction est incluse dans le mouvement global de circularité. Le sens individuel de la vie se détermine, pour sa part, à partir de ces deux extrémités que sont la naissance et la mort. À ce niveau, la vie se transforme en dynamique linéaire et permet l’émergence des œuvres. Cette rupture de la vie en son sein inaugure le seuil spécifiquement humain de la vie. Cette dernière est présente aux niveaux de l’animal laborans et de l’homo faber en inaugurant la spécificité anthropologique par le passage du premier au second.

 

La spécificité anthropologique ou l’homo faber :

L’œuvre est le domaine spécifiquement anthropologique dont la caractéristique principale est de se dégager de la temporalité naturelle. Si cette dernière se développe suivant le modèle de la circularité, comme nous venons de le voir, l’œuvre repose sur une temporalité linéaire. Par l’œuvre, il s’agit d’ériger un monde proprement humain dont la stabilité n’a d’autre fonction que de fournir un point de repère sûr à la fugacité et l’instabilité humaine. L’individu n’est confronté, pour Arendt, qu’à ce monde humain, ce qui est une manière de remettre en cause encore un peu plus la pensée substantialiste qui appuyait son argumentation sur la solidité de la nature. La nature n’est pas le durable, sa temporalité n’est pas celle du temps long contrairement au monde créé par les hommes. C’est en cela que l’œuvre peut apparaître comme spécificité anthropologique dans sa rupture avec le cycle naturel. Néanmoins, rupture n’est pas transcendance radicale car, pour faire émerger ce monde proprement humain, il faut faire violence à la nature en en extrayant sa matière. Si l’animal laborans était en harmonie avec la nature, l’homo faber y est en conflit et fait émerger une temporalité originale. Pour parvenir à l’émergence de ce monde humain, l’œuvre de l’homme repose sur une réification de la nature, c’est-à-dire par cette violence faite à la nature afin d’en extraire le matériau propice à la construction d’objets.

« La fabrication, l’œuvre de l’homo faber, consiste en une réification. La solidité, inhérente à tous les objets, même les plus fragiles vient du matériau ouvragé (…). Le matériau est déjà un produit des mains qui l’ont tiré de son emplacement naturel, soit en tuant un processus vital (…) soit en interrompant un lent processus de la nature (…). »

La modalité procédurale de la réification repose sur l’image. L’œuvre, contrairement au produit du travail, est conceptualisée en amont de la fabrication suivant un modèle présent à toutes les étapes du processus. C’est ce qui fait dire à Arendt que l’œuvre est extérieur au fabricateur, c’est-à-dire en droit atteignable, partageable ou discutable par tous. Pour le dire autrement, l’œuvre est création de formes subsistantes à partir de la matérialité naturelle. Les œuvres peuvent être multipliées, partagées, échangées… et sont à l’origine du monde humain. On voit donc se profiler un dynamisme de la condition humaine : le moment laborieux correspond à l’ancrage vital de l’homme et à son adéquation avec la nature. Mais ce moment est dépassé par l’œuvre qui organise une rupture vis-à-vis de la temporalité naturelle et vitale pour faire émerger un monde proprement humain. Pourtant ce moment est encore ancré dans la nature au sens où il repose sur sa matérialité pour créer les œuvres. Le moment purement subjectif apparaît alors comme celui de l’action.

 

L’action :

L’action est le dernier domaine de la vita activa et le plus fondamental en tant qu’il correspond le mieux à la condition humaine et apparaît comme le moyen de thématiser le sujet. L’œuvre était à l’origine d’un monde proprement humain qui permettait de distinguer un domaine public et privé, le premier apparaissant sous la forme du marché. L’action est un approfondissement et une dérivation du domaine public. Elle ne peut se faire en effet qu’au contact d’autrui, sa condition étant la pluralité humaine c’est-à-dire le caractère d’égalité et de distinction propre aux hommes. Et comme l’action est nécessairement relation à autrui, elle est intimement liée à la parole. Ce sont l’action et la parole qui conditionnent le sujet car elles sont les seules qui permettent à l’homme son autonomie. L’action, comme la parole, reposent sur un dynamisme radicalement différent des deux autres domaines de la vita activa : elles se traduisent dans une temporalité fracturée du fait de l’irréversibilité et de l’imprévisibilité de leurs conséquences. La compréhension des conséquences de l’action et de la parole ne peut se faire qu’a posteriori et encore sans certitude. Elles ouvrent à chaque fois une temporalité radicalement neuve dont la fin est indéfinissable et peuvent donc être pensées sous le paradigme de la naissance. Elles ouvrent le domaine de l’apparence qui repose sur la puissance se nouant lorsque parole et action coïncident. Ce monde de l’apparence est, par un retournement audacieux, la garantie du réel. Ce n’est que parce que les hommes discutent et agissent au sein du monde qu’ils sont capables de lui conférer une solidité à laquelle ne pourrait sûrement pas parvenir une monade isolée. Avec le monde de l’apparence conditionné par l’action émerge l’ultime dynamisme de la vita activa. La délimitation de ces trois dynamiques permet une exégèse ontologique d’Arendt. Le sujet est encadré entre la vie et l’être, la première étant donnée le second à venir. Ainsi ce n’est qu’au niveau de la pluralité sociale que le réel peut apparaître, ce qui nous invite à interpréter Arendt comme proposant une ontologie sociale. L’être est en réalité un à-être qui se tisse au milieu de l’action et de la parole que les hommes échangent entre eux. L’être n’est pas derrière l’homme et conditionnant mais devant lui et à venir, à refaire sans cesse en un mot à renaître.

Le sujet :

Le sujet arendtien ne peut se penser que comme point nodale de tout ce qui précède. Il est d’abord ancré dans la condition humaine dont les tenants et aboutissants ont été mis au jour à partir de la dynamique de la vita activa. Pour autant, nous n’avons pas encore pris toute la mesure de la pensée arendtienne et il nous faut de suite affronter la spécificité du sujet. En vérité, Arendt ne thématise pas directement le sujet auquel elle préfère le concept d’agent. Cependant, et comme elle le note fréquemment, l’agent n’est qu’une face possédant toujours un versant patient. C’est justement parce que l’agent est nécessairement patient que nous préférons parler de sujet :

« En d’autres termes les histoires, résultats de l’action et de la parole, révèlent un agent, mais cet agent n’est pas auteur, n’est pas producteur. Quelqu’un a commencé l’histoire et en est le sujet au double sens du mot : l’acteur et le patient ; mais personne n’en est l’auteur. »

La notion de sujet chez Arendt, comme chez Foucault ou Butler, prend en compte les deux versants de l’individu social, à savoir qu’il est acteur et patient (acteur parce que patient et patient parce qu’acteur). Cette bicéphalie vient de la condition même de l’action et de la parole qui, comme nous l’avons vu, sont immaîtrisables. Le sujet est voué à construire une histoire à partir de ses actes et paroles, histoire dont il n’a aucune maîtrise, histoire qui est pur échappement. C’est en cela que le sujet est acteur et patient, car il est pris dans une histoire qu’il n’a pas choisit et dont il n’est pas maître et pourtant il a l’obligation d’ouvrir une nouvelle histoire sans quoi il ne sera pas identifiable (c’est dans les actes et les paroles que l’identification des sujets peut se faire). Il y a donc trois histoires, toutes ayant pour caractéristique d’excéder le sujet : une histoire précédant le sujet et qu’il ne peut choisir, une histoire du sujet dont il n’a pas maîtrise et une ombre historique ou métahistoire au sens où l’histoire du sujet l’excède du fait d’autrui et du statut de l’action. Le sujet arendtien est dilatation tendant à se cristalliser grâce à l’action et la parole. Ces dernières créent une histoire dont le caractère privé dépend du caractère public et réciproquement. Le sujet est forcément assujettit par le social en même temps qu’il en est la condition. Les révolutions subjective et sociale ne peuvent se faire que de l’intérieur dans un creusement des rapports d’institution réciproque. Dans un champ conceptuel et une tradition philosophique différents, Castoriadis pense les conditions d’émergence du sujet dans un dynamisme fort proche d’Arendt.

 

Castoriadis :

L’institution du sujet :

Castoriadis aborde la problématique du sujet au cours d’une conférence le 15 mai 1986, conférence qui fut reprise dans Le Monde Morcelé sous le titre L’État du Sujet Aujourd’hui et dans un chapitre de L’Institution Imaginaire de la Société. Le sujet chez Castoriadis est abordé à partir du paradigme psychanalytique tout en débordant le cadre par une lecture hétérodoxe des thèses freudiennes. De la psychanalyse, Castoriadis retient que le sujet y est vu comme psyché en tant que clôture et en tant que soumise à un processus de socialisation, raison pour laquelle il pense pouvoir élargir la question du sujet à celle de l’être humain. Le sujet est d’abord vu comme paradoxe ; paradoxe d’un corps biologique et social, paradoxe d’une totalité et d’un éclatement et paradoxe d’une hétérogénéité qui pourtant se tient. La problématique est alors de savoir si réellement le sujet se tient et dans quelle mesure. L’éclatement du sujet vient des différentes instances qui le travaillent de l’intérieur, instances se donnant comme pour soi et qui semblent avoir un mode d’être autonome dont le sujet ne pourrait être que le point nodale. Castoriadis distingue du pour soi en-deçà et au-delà de la psyché : en-deçà au niveau du vivant, au-delà au niveau de l’individu social et de la société elle-même. Pour comprendre la spécificité subjective, il devient dans ce cas nécessaire de la mettre en perspective avec le vivant et la société. Le sujet s’inscrit dans une dynamique oscillant entre continuité et rupture. Il nous faut donc entreprendre le même travail que nous avons mené avec Arendt pour saisir la spécificité du sujet castoriadien.

 

Le vivant :

Le vivant permet de mettre au jour la définition du pour soi au sens où il est « le pour soi archétypal » et le socle sur lequel repose les autres niveaux. Il se définit comme autofinalité et constitution d’un monde propre : ainsi c’est une dynamique de l’intérieur et de l’extérieur qui se joue au niveau du vivant. L’autofinalité, en tant que recherche d’un mode à être tourné vers soi, rend possible l’émergence d’un monde propre. Ce dernier ne peut se déterminer que dans un choc avec l’extérieur même si, pour Castoriadis, il est possible de penser une autonomie de la sphère propre. En tant qu’il y a toujours-déjà, au niveau du vivant, présentation et représentation, il y a relation avec le milieu et c’est dans cette relation qu’il y a émergence d’images. Relation et image sont les deux pôles de constitution du vivant dans son rapport au milieu : c’est ce que Castoriadis retient sous l’expression de fonction cognitive du vivant. Ces deux pôles se développent en trois mouvements : puisqu’il y a séparation, il y a forcément représentation de l’extériorité sous une multiplicité de formes possibles. Cette représentation est affectée d’un jugement positif ou négatif ce qui induit une certaine attraction ou répulsion c’est-à-dire une intention envers l’objet imagé. Ces trois temps de l’image et de la relation sont déterminants du pour soi. L’histoire et l’interaction de ces éléments du pour soi sont à l’origine de la création d’un monde s’étayant sur l’être-ainsi d’une couche originaire dont la détermination n’est possible que négativement en tant que rendant possible l’émergence du pour soi. Castoriadis résume cette première avancée dans l’investigation du pour soi comme suit :

« Résumons encore les trois idées principales : le vivant est pour soi en tant qu’il est autofinalité, qu’il crée son monde propre, et que ce monde est un monde de représentations, d’affects et d’intentions. »

Ainsi le vivant, en tant que pour soi, doit être thématiser comme clôture dont l’intériorité est en interaction continuelle avec une extériorité prenant la forme d’un monde. Le vivant est donc possibilité de clôture plus que fermeture radicale en ce sens qu’il est ouvert sur le monde extérieur avec lequel il entretient une relation de forte dépendance. D’ailleurs, s’il n’était pas dans une certaine mesure fermeture, il ne serait pas non plus ouvert sur un monde, il serait aliéné au monde. Ce jeu d’intériorité et d’extériorité permet de penser le pour soi comme réflexivité, ce que nous verrons par la suite. Le second niveau du pour soi que dégage Castoriadis émerge avec la psyché.

 

 

Le psychique :

Castoriadis aborde le psychique dans sa spécificité « transversale ou horizontale » et verticale. Il est thématisé exclusivement sous le paradigme psychanalytique et apparaît comme un décalage ou étayage du biologique. La couche biologique est donc absolument nécessaire à la constitution du psychique (ce qui n’est pas évident chez Freud par exemple), car ce dernier est une variation sur le thème biologique. En un sens il y a rupture car le psychique excède le biologique, mais en un autre sens il y a continuité car le psychique apparaît comme une des multiples possibilités du biologique. Le biologique est ouvert sur un ensemble de puissances dont l’actualisation n’apparait nécessaire qu’a posteriori. La torsion que donne le psychique au biologique est donc entre la dépendance et l’émancipation. Cette caractéristique du psychique, Castoriadis la retient sous le concept de « défonctionnalisation » qui en est le premier trait horizontal et se donne comme sublimation de la fonctionnalité biologique permettant de dégager une fonctionnalité d’un autre ordre qui se donne principalement dans la production d’image et conduit à la deuxième spécificité psychique qui est « la domination du plaisir représentatif sur le plaisir d’organe ». Le psychique ne peut se comprendre que dans un jeu de productions, altérations, relations d’images dans le rapport entretenu avec le réel. Dans L’Institution Imaginaire de la Société, Castoriadis offre une très belle définition de la psyché comme productrice d’image :

« La psyché est certes « réceptivité des impressions », capacité d’être-affecté-par… ; mais elle est aussi (et surtout sans quoi cette réceptivité des impressions ne donnerait rien) émergence de la représentation en tant que mode d’être irréductible et unique et organisation de quelque chose dans et par sa figuration, sa « mise en image ». La psyché est un formant qui n’est que dans, et par ce qu’il forme et comme ce qu’il forme ; elle est Bildung et Einbildung – formation et imagination –, (…) »

La psyché est prise dans une dynamique de passivité-activité dont le versant positif consiste en la production d’images. L’image, au sens fort du terme est capacité de faire varier le réel pour lui donner un tour acceptable pour la psyché, si bien que l’imagination doit être considérée comme une sphère autonome strictement propre à la psyché. C’est la troisième spécificité de la psyché que Castoriadis nomme « l’autonomisation de l’imagination ». L’imagination dont il est question ici est l’imagination radicale c’est-à-dire une pure capacité de production d’image à partir de la perception (c’est ce que Merleau-Ponty retient sous le nom de multiplicité perspective). Enfin Castoriadis remarque la présence d’une dernière spécificité horizontale du psychique qui est l’autonomisation de l’affect mais dont il ne fait que peu de cas.

En ce qui concerne la stratification du psychique (sa dimension verticale), l’auteur ne cherche pas à proposer une nouvelle catégorisation mais préfère travailler la notion même d’étape et de passage, c’est-à-dire la temporalité proprement humaine. L’histoire de la psyché ne doit pas être analysée sur le mode du développement harmonieux ni sur celui de la rupture radicale entre les différents moments de son développement (comme une certaine lecture de Freud pourrait le laisser à croire). Les étapes de la psyché reposent sur un mouvement institutionnel, elles suivent une certaine trajectoire sans pour autant rompre avec aucun passage de seuil. Une fois un acte psychique posé, il ne pourra être radicalement oublié ; il n’y a pas donc stratification au sens propre mais entrelacs des différentes instances et époques. La psyché n’est qu’une recherche perpétuelle de sens qui se dévoile chemin faisant tout en conservant constamment un ensemble d’ombres qu’il est difficile, voire impossible, de faire advenir à la lumière. Castoriadis résume cette idée comme suit :

« Dans cette histoire, les étapes ultérieures n’annulent pas les étapes antérieures, elles coexistent avec elles selon toutes les modalités concevables : ainsi est créé l’éventail de « types » psychiques humains que nous connaissons par la nosologie et la caractérologie psychanalytique. »

En un mot provenant du vocabulaire castoriadien, la psyché est magma, une strate originaire permettant de faire émerger un sens jamais cristallisé et toujours en dialogue avec le passé et les projets. Cette recherche ne peut se faire que dans une interaction avec le social.

 

L’individu social :

L’individu social doit passer par une phase de sublimation de la psyché. Dans l’expression « individu social », la part individuelle revient à la psyché et l’autre versant à la socialisation. La sublimation est définie par l’auteur comme « le procès moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses « objets propres » ou « privés » d’investissement (y compris sa propre « image » pour elle-même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d’en faire pour elle-même des « causes », des « moyens » ou des « supports » de plaisir. »

Ce passage de la clôture à l’ouverture passe par la production d’image, tout l’enjeu du sujet étant de créer et conserver une image ensidique de lui-même. Si, au niveau de la monade l’image est immédiate et claire dans la fusion avec la mère, une fois l’instance sociale inaugurée, l’image ne peut se constituer que par la médiatisation à travers autrui. Disons quelques mots de ce processus. Castoriadis est ici assez proche de Freud. La première instance sociale est la figure maternelle dont il démontre la mécompréhension psychanalytique : la mère n’est pas une instance autonome et dépourvue de caractères sociaux, au contraire elle peut apparaître comme l’incarnation du social par excellence. Comme l’écrit très justement l’auteur contre la défiance psychanalytique à l’égard de la mère :

« La mère est la première, et massive, représentante de la société auprès du nouveau-né ; et comme cette société, quelle qu’elle soit, participe d’une indéfinité de manières à l’histoire humaine, la mère est auprès du nouveau-né le porte-parole agissant de milliers de générations révolues »

Le statut de la mère, vu par Castoriadis est bien plus intéressant que dans la perspective psychanalytique classique car il est ambivalent : elle est à la fois la condition du principe de plaisir et de clôture, la source du sentiment océanique comme dans une vision orthodoxe de Freud, mais elle est aussi la condition de la déréliction de la clôture au sens où elle est le médiateur vers le social. La mère est pour le nourrisson, le principe de clôture et le principe d’ouverture, elle est le premier éclatement du sujet et permet le passage à l’individu social. Cet éclatement ne va cesser de se prolonger avec le processus de socialisation et tout l’enjeu de l’individu social sera de cristalliser cet éclatement pour parvenir à un semblant d’unicité, à une image à peu près nette de lui-même. L’individu entre alors dans une lutte pour l’identité, lutte à travers laquelle la société sera une aide plus ou moins précieuse. Cet éclatement de l’individu social, devenu non plus clôture inconsciente de l’extériorité mais individu qui oscille entre intérieur et extérieur, inaugure une réflexivité corrélative d’une volonté, c’est parce qu’il est réflexif donc séparé que l’individu éprouve le désir ou la volonté de se constituer. Cette dynamique réflexive-volontaire inaugure le sujet humain.

 

Le sujet humain :

L’individu social devient sujet lorsqu’il inaugure un mode à être réflexif et désirant. Cette réflexivité est conditionnée par l’imagination, c’est-à-dire la possibilité de faire émerger des images qui ne sont pas directement présentes dans la perception. Or, l’homme se distingue en ce sens que son imagination est beaucoup plus radicale que pour le reste des vivants. Castoriadis ne nous semble pas proposer une distinction de nature mais de degré entre l’homme et l’animal même si l’écart entre les deux est tel qu’il devient impossible de les associer. L’imagination humaine est radicalement différente de l’imagination animale même si, en un sens, elle en procède. L’imagination n’entretient pas un rapport exclusif avec le réflexif mais également avec le deuxième versant du sujet, c’est-à-dire avec la volonté. Castoriadis définit la volonté comme suit :

« J’appelle capacité d’activité délibérée ou volonté la possibilité pour un être humain de faire entrer dans les relais qui conditionnent ses actes les résultats de son processus de réflexion (au-delà de ce qui résulte de la simple logique animale). Autrement dit : la volonté ou activité délibérée est la dimension réfléchie de ce que nous sommes en tant qu’êtres imaginants, à savoir créateurs, ou encore : la dimension réfléchie et pratique de notre imagination comme source de création. »

Le rapport de l’imagination au vouloir est un rapport de transformation du réel brut donné. Il s’agit d’une transformation ou d’un décalage de ce qui est donné en ce qui est voulu grâce à l’imagination. Le vouloir doit donc se distinguer du besoin : pour ce dernier, l’objet désiré coïncide avec l’objet réel et la résolution se fait dans un rapport de consommation stricte. En ce qui concerne le vouloir, ce n’est pas l’objet qui est désiré mais le produit de l’imagination, c’est donc l’imagination elle-même qui est désirée dans le vouloir. Le plaisir supérieur du vouloir vient de la puissance imaginaire qui lui a été imposée, c’est-à-dire la puissance du sujet. Rappelons-nous que la socialisation consiste en un éclatement de l’individu transformé en sujet. Or, la volonté et la réflexion sont les conditions d’un retour à l’identité et, comme ces deux capacités reposent ultimement sur celle de l’imagination, cette dernière apparaît comme la plus grande puissance du sujet, puissance d’un retour à l’unité. Elle est en réalité une puissance négative ou une impuissance car elle n’est que la volonté d’un retour à une situation passée. Mais, c’est là que le rapport s’inverse car même si l’horizon est celui du retour à l’origine, le fait que pour y parvenir l’activité soit requise donne un tour génétique au sujet. Alors qu’il espérait revenir en arrière, la rupture inguérissable, impose au sujet une action contre son gré. À vouloir revenir en arrière, il va de l’avant et se construit pas à pas dans une recherche perpétuelle de soi. Le sujet inaugure alors une histoire ulyssienne pour laquelle le retour au pays, s’il y parvient, n’est jamais le retour au même mais plutôt la situation d’étrangeté face à ce qui croyait être connu. L’étrangeté face à soi-même est bien la condition du sujet et la psychanalyse apparaît comme la tentative d’atténuer cette condition.

Pour conclure notre étude concernant Castoriadis, il faut comprendre qu’il insère la problématique du sujet dans un cadre plus large dont le fil directeur est le pour soi. Ce cadre s’inaugure au niveau du vivant qui se détermine comme autofinalité et création d’un monde de représentations, d’affectes et d’intentions. Les seuils successifs ne font que creuser le stade du vivant pour parvenir à celui du sujet qui est clôture dilatée et monde comme réflexion et volonté. Le sujet ne peut donc être pensé sur le mode englobant ni unitaire, il est animé de puissances excédantes qui font qu’il ne peut être que le co-auteur de sa propre histoire. Cela revient à dire qu’une fois la rupture originaire consommée, le sujet ne peut se construire, se faire ou encore s’imager que dans son rapport aux autres qui est pour Castoriadis rapport social. Cela conduit l’auteur à penser le sujet comme renaissance du sens dans son interaction au social, c’est-à-dire que l’éclatement du sujet est la condition d’institution de la société au travers de son imaginaire qui est source créative renouvelant les états de fait passés. C’est de cette façon que Castoriadis peut relier psychanalyse et société ou encore c’est ainsi que l’on peut aller du psychanalytique à l’institution imaginaire de la société (Castoriadis ayant toujours refusé de distinguer le niveau individuel du niveau social, les deux étants dans une interdépendance radicale). Entre sujet et société, il y a dépendance réciproque et inter-création, il devient alors impossible d’accorder le primat ontologique à l’un ou l’autre.

           

 

 

Conclusion :

Arendt et Castoriadis (comme encore Foucault ou Merleau-Ponty à la même époque ou Butler et Agamben plus récemment) ouvrent une nouvelle ère conceptuelle concernant la problématique du sujet. Celui-ci ne peut plus être pensé sur le mode de la pure constitution, de la pure puissance s’exerçant sur un monde passif mais plutôt sur celui de la conquête inachevable car déchirée par des instances excédantes sur lequel il ne peut être question de maîtrise. À l’heure des théories trop simples de l’individualisme consumériste, on peut voir ici se constituer une autre compréhension, celle d’un sujet ne pouvant vivre que comme aventure tragique dont la force ne peut venir que des échecs répétés. Le paradigme subjectif devient alors celui de la recherche (le narrateur de Proust pouvant apparaître comme l’archétype du sujet contemporain), c’est-à-dire du mouvement oscillant entre cristallisation et dilation. En un sens, cette approche du sujet que partagent Arendt et Castoriadis, est un nouveau mode de conciliation de l’héraclitéisme et de l’éléatisme, au-delà de la dialectique hégélienne. L’invitation consiste ici à penser le sujet comme dialectique sans synthèse, dialectique qui ne se résout pas dans un ordre supérieur mais qui tente, bon gré mal gré, de conserver un semblant de solidité toujours sur le point de sombrer dans la dilatation intersubjective et sociale. Si autrui et la société sont la condition d’émergence du sujet, le sujet est lui-même condition d’émergence d’autrui et du social si bien qu’entre ces différentes instances se joue un rapport d’engendrement réciproque, une co-naissance faite de brouillard tendant à la cristallisation. Les frontières ne sont plus clairement définies entre le sujet et les instances qui l’excèdent, il faut donc le repenser comme mouvement de co-naissance réciproque pour ériger le dialogue comme paradigme du mouvement subjectif.

En un sens, dans la philosophie moderne, le pouvoir du sujet est toujours-déjà là, il est immédiatement donné alors que chez Arendt et Castoriadis il s’inscrit sur le mode du futur. Le pouvoir n’est donc plus du tout le même dans les deux conceptions.

Nous pourrions néanmoins aller plus loin en proposant d’ébranler encore un peu plus la tradition. L’expression de vita activa ne nous semble pas remettre suffisamment en question la pensée traditionnelle. L’activité est forcément vie et la vie forcément activité. Proposer la duplication entre vie et activité est déjà une manière de supposer l’existence d’une autre possibilité de la vie qui est toujours apparue au cours de l’histoire sous la forme d’une ontologie de la mort. Or si nous associons vie et activité, cela pose encore plus radicalement l’entreprise arendtienne. Ce travail d’identification de la vie et de l’activité a été entrepris par Barbaras notamment avec la notion de mouvement. Une radicalisation d’Arendt avec la philosophie de Barbaras semblerait pouvoir ouvrir des voies très fertiles.

Id.

Ibid., p.190

Ibid., p.242

La question de la présence de la psychanalyse dans le texte est assez problématique car il est difficile de voir dans quelle mesure elle est appui à la démonstration et dans quelle mesure elle peut être séparée de la définition du sujet proposée par Castoriadis.

Cornélius Castoriadis, Les Carrefours du Labyrinthe, Le Monde Morcelé, article : L’État du Sujet Aujourd’hui, Point Essais, 2000, p.247

Cornélius Castoriadis, L’Institution Imaginaire de la Société, Point Essais, 1999, p.414

Cette lecture plus spécifique des étapes du psychique est entreprise dans L’Institution Imaginaire de la Société mais il s’agit là plutôt d’une reprise des thèses de Freud dans une lecture systématique du penseur viennois. Ici, au contraire, nous avons affaire à une caractérisation plus personnelle du psychique. D’ailleurs, dans l’œuvre des années 1960, la notion de psychique et de sujet sont étonnamment confondues alors que dans la conférence de 1986, ils sont clairement séparés, le premier apparaissant comme strate originaire du second qui se développe dans ses relations au social.

Le Monde Morcelé, p.255

L’Institution Imaginaire de la Société, p.455

Le Monde Morcelé, p.256

C’est toujours la même difficulté qui revient pour déterminer la spécificité anthropologique et la question est de savoir si la différence de degré ne peut être confondue avec une différence de nature.

Ibid., p.265

 

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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 12:24

Problématique :

Ce que je me propose de faire ici est à la fois simple et pourtant me semble être un pré-requis nécessaire à toute démarche qui voudrait se proposer de penser la problématique de la culture. Loin de vouloir m’ériger en juge de ce qui fait le bon du mauvais goût, loin de vouloir proposer une théorie du beau qui cache souvent une théorie du bon et donc, par réverbération du mauvais et de l’abject, la question que je me propose de traiter ici est antérieur à tout cela. La question est la suivante : pourquoi à un moment donné, un individu, un groupe voire une société cherchent à entrer, consciemment ou le plus souvent inconsciemment, dans ce qu’on pourrait appeler le jeu de la culture, à savoir cherchent à produire ou penser un ensemble d’objets qui seraient dotés d’une vertu quasi mystique, d’un surplus d’âme, d’un élément inexplicable ou sacré ? Pourquoi faire des objets culturels des objets sacrés et pourquoi participer à la culture ?

Ma question est donc celle des origines, celle d’une mise en marche, celle d’un passage de la préhistoire à l’histoire de la culture. Pourtant je ne veux pas m’inscrire dans le mouvement des contractualistes du XVIIIe s. mais plutôt dans le mouvement de la déconstruction incarné ici par Bourdieu. Trois temps seront nécessaires à l’exploration du problème avant d’en venir à la discussion. Après avoir décortiqué la notion de culture, je me chargerai d’exposer brièvement la théorie bourdieusienne de la distinction pour ensuite défendre l’idée d’une lutte pour la reconnaissance à l’origine de la distinction. Le dernier moment sera consacré à une tentative plus positive ou normative et consistera en la tentative d’apporter quelques solutions au problème de la culture.

Mise en perspective historique et conceptuelle : les trois sens du mot culture :

-sens ontologique : culture dans son opposition à la nature et à l’animalité : histoire occidentale : tentative de distinction de l’homme et de la nature. Opposition stricte d’affirmation de la supériorité de l’humain sur tout ce qui n’est pas humain.

Grecs : homme vu comme animal rationnel/politique/…

Contractualistes du XVIIIe : recherche de l’homme à l’état de nature et de ce qui a été perdu ou gagné par le passage à la culture. Rousseau contre Hobbes.

XXe s. : remise en cause de cette distinction nature/culture. Phénoménologie, Gender Studies.

-culture au sens anthropologique : sens allemand de Kultur (civilisation) : rassemblement d’hommes partageant un ensemble de normes, valeurs, pratiques… et qui se définit dans son opposition à d’autres rassemblements humains.

(ce qui fait l’identité X est le fait qu’elle ne soit pas Y, Z,… ex du débat sur l’identité nationale) Il n’y a d’identité que négative dans un premier temps. C’est seulement par la distinction d’avec les autres que je peux affirmer une identité propre. Voire, pour aller plus loin, l’identité peut être imposée du dehors et l’auto-affirmation n’est que la résultante d’une hétéro-constitution.

-sens classique de la culture : processus d’acquisition d’un ensemble de savoirs à partir d’institutions permettant à l’individu la réalisation de soi. C’est le sens courant du mot culture. Ce dernier sens nous vient du mot cultura présent chez Cicéron dans Les Tusculanes.

« Un champ, si fertile soit-il, ne peut-être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement. »

Ces trois sens de la notion de culture renvoient tous à une forme de distinction (distinction d’avec la nature, avec d’autres sociétés, avec d’autres membres d’une même société). C’est donc à la notion de distinction qu’il faut nous consacrer.

 

Bourdieu : la distinction :

Contrairement à une idée courante de la philosophie et dont l’expression la plus nette se fait dans la philosophie heideggérienne ou sartrienne, l’homme n’est pas jeter dans le monde, il n’y est pas perdu. Au contraire, l’homme est immédiatement éclairé, aiguillé, il tire le sens de son existence à partir d’un environnement lui traçant les voies possibles à suivre. Avant même la naissance, l’embryon est un individu politique soumis à des enjeux de pouvoir (ensemble des pratiques médicales sur la mère, choix d’un nom, anxiétés multiples, …). Bourdieu, dans son œuvre La Distinction, propose une cartographie du social et des enjeux de pouvoir qui s’y organisent afin de désacraliser l’idée d’une culture innée, descendue du ciel sur la terre au plus grand bonheur des héritiers, cette race de héros pour qui le savoir n’est autre qu’une sorte de prolongement corporel. La structuration de l’espace social n’est pas de l’ordre du fait mais de celui du processus donc de l’histoire. L’espace social est pris dans un mouvement perpétuel dont la source n’est autre que la volonté de distinction des groupes entre eux. Chaque groupe tire son essence négativement dans la distinction qu’il organise d’avec les autres groupes. Comme souvent, la classe dominante mène la danse de la stratification sociale en imposant un ensemble de codes, de valeurs, de normes,… qui ont vocation à prouver l’excellence de son bon goût et qui tire ses fruits à partir du terreau de la masse. Ce n’est qu’en échos au mauvais goût que le bon goût peut se déterminer, sans le peuple point de salut pour les élus. La culture, qui n’est que la forme d’incarnation du bon goût, s’inscrit donc dans un champ de relations de pouvoir où chacun doit y trouver une place. Bourdieu ouvre son texte de la manière suivante :

« Il y a une économie des biens culturels, mais cette économie a une logique spécifique qu’il faut dégager pour échapper à l’économisme. Cela en travaillant d’abord à établir les conditions dans lesquelles sont produits les consommateurs de biens culturels et leur goût, en même temps qu’à décrire les différentes manières de s’approprier ceux d’entre ces biens qui sont considérés à un moment donné du temps comme des œuvres d’art et les conditions sociales de la constitution du mode d’appropriation qui est tenu pour légitime. »

Tout commence pour le sociologue français au sein des deux instances principales de transmission culturelle que sont la famille et l’école. Ces dernières sont porteuses d’un ensemble de règles, normes, goûts, valeurs parfois en contradiction. Chacune a fonction d’aide à l’adaptation au monde social dans lequel l’enfant devra évoluer. Seulement, les deux sont loin d’être neutre, elles sont le lieu d’une lutte entre les différents lieux de pouvoir. Les valeurs promulguées par l’école sont celles de la classe dominante, celle qui, comme nous l’avons dit, mène la danse de l’axiologie sociale. L’idéal de bon goût défendu par l’école correspond à l’ensemble des productions et pratiques culturelles qui, en un temps donné, sont jugées comme relevant de la plus haute valeur culturelle possible. Seulement, pour être tout à fait juste, il faut remarquer que l’école, bien que promulguant les valeurs de la classe dominante, à toujours un coup de retard. En effet, elle est plutôt le lieu d’une tentative de renversement dialectique, les professeurs faisant partie de la classe intermédiaire et voulant accéder aux plus hautes sphères de la production culturelle. L’école est véritablement prise entre des contradictions quasi insolvables car elle est en retard sur l’avant-garde mais déjà bien trop loin pour répondre aux difficultés des classes au capital culturel le plus faible. Contre les plus pauvres en capital culturel, elle use souvent de ce que Bourdieu appelle la violence symbolique, à savoir l’ensemble des procédés ayant pour conséquence le rabaissement des moins dotés en capital culturel, une manière de leur faire comprendre qu’ils ne feront jamais partie du jeu. L’école est donc prise entre d’une part, les héritiers qui surfent sur le scolaire avec une désinvolture agaçante pour le professeur et les prolétaires scolaires qui subissent les assauts répétés de la violence symbolique. Les rapports du professeur à l’élève rejouent ainsi ceux de classe ou de pouvoir qui se développent au niveau de la société.

On comprend alors pourquoi la famille est souvent en conflit avec l’école. Celle-ci est en effet également porteuse d’un ensemble de valeurs, normes,… qui sont rarement en harmonies avec celles défendues par l’école, que se soit en excès ou en défaut. Quoiqu’il en soit, la violence de l’institution scolaire s’exerce avec le plus de force sur les élèves issus des classes populaires. Ici l’élève est déchiré entre sa famille qui défend certaines valeurs et son école qui en défend d’autres (cf Annie Ernaud/situation des enfants d’immigrés). Il lui est nécessaire de faire un choix ou en tout cas de s’adapter au mieux à chacune des situations dans lesquels il est placé parce que les deux instances sont strictement inconciliables. Les contradictions qui s’incarnent entre la famille et l’école prouvent une fois encore que la culture est le lieu d’enjeux de pouvoir et non pas une pratique complètement désintéressée pour le pur plaisir de l’enrichissement personnel. S’il y a enrichissement par la culture, il est indirect et non pas intime, il vient de la place qu’il offre au sein de la société et non pas du bonheur personnel à lire tel ou tel roman, écouter telle ou telle musique,… Si vous en êtes à éprouver du plaisir à lire les classiques, à écouter la grande musique,… et si vous ne comprenez pas pourquoi vos élèves ne prennent pas un plaisir exquis à lire Le Cid ou La nouvelle Héloïse, c’est que vous faites déjà partie de la classe dominante. Il n’est pas question de nier le plaisir de la pratique culturelle mais de la réinscrire dans un champ de pouvoir qui est tout sauf axiologiquement neutre. Pour aller plus loin avec Bourdieu, on peut voir que l’ensemble des pratiques culturelles, qu’elles soient issue de la famille, de l’école ou des deux, forment ce qu’il nomme un habitus. L’habitus est une entité bicéphale, structurante et structurée, dont Bourdieu donne la définition suivante :

« Structure structurante, qui organise les pratiques et la perception des pratiques, l’habitus est aussi structure structurée : le principe de division en classes logiques qui organise la perception du monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classes sociales. Chaque condition est définie, inséparablement, par ses propriétés intrinsèques et par les propriétés relationnelles qu’elle doit à sa position dans le système des conditions qui est aussi un système de différences, de positions différentielles, c’est-à-dire par tout ce qui la distingue de tout ce qu’elle n’est pas et en particulier de tout ce à quoi elle s’oppose : l’identité sociale se définit et s’affirme dans la différence. »

Cette citation est très importante car elle lie la définition de l’habitus à celle de la construction différentielle de l’identité sociale (j’irais jusqu’à dire de toute identité). Une identité ne se constitue que négativement, elle dépend de l’autre qui pour nous, peut être rassemblé sous la notion de modèle. Nous sortons ici de Bourdieu qui prend trop peu en compte le niveau subjectif, ou plutôt qui subsume le niveau subjectif sous celui du social.

La lutte pour la reconnaissance du modèle :

Le modèle :

Bourdieu nous a permis de mettre au jour le besoin de distinction qui se fait entre les différentes classes sociales d’une société donnée. Cependant il fait peu de cas du niveau subjectif et il serait bon, pour faire avancer notre discussion de poser la question suivante : de qui cherche-t-on à se distinguer ? Pour Bourdieu, se sont les classes qui cherchent à se distinguer entre elles, Bourdieu restant dans une optique marxisante. Ce que nous voudrions interroger à présent, c’est le niveau personnel. Aucune classe n’est homogène et les jeux de pouvoirs qui s’organisent entre les classes sont également présents d’un individu à l’autre. La question est de savoir comment se forge le désir de se distinguer des autres. Avant le désir de distinction existe un désir encore plus fort qui est celui d’identification. On connaît l’importance du mimétisme chez l’enfant mais il ne s’agit pas là d’un fait propre des origines de l’existence ; le mimétisme est un fait de l’existence entière de l’homme. René Girard, dans son œuvre La Violence et le Sacré, montre cela très bien. L’homme ne sait pas vers quoi faire porter son désir et il en vient à désirer le désir des autres parce qu’ils le désirent. En désirant autrui à travers son désir, j’en viens à l’ériger en modèle. La raison de mon désir d’autrui vient du fait que je me sens dépourvu d’être, je ressens l’incomplétude de mon être comme un mal et autrui apparaît comme pourvu de cette complétude qui me fait défaut (l’herbe est toujours plus verte chez le voisin). Cette élection d’un modèle à partir du désir ne peut conduire qu’au conflit. Je désire le désir d’autrui et il ne peut y avoir qu’un possédant de l’objet désiré mais le conflit est toujours larvé. En effet le modèle se juge toujours au-dessus du disciple et le disciple au-dessous du modèle si bien qu’il n’y a pas de conscience du conflit qui s’organise. Le modèle peut prendre des formes très diverses : Freud n’a vu de modèle que dans le père ou la mère et, en cela, est passé à côté d’une analyse beaucoup juste du développement humain. Le modèle peut être un frère, un ami, une tante, un professeur… Une lutte de type dialectique et symbolique s’organise alors entre le modèle et le disciple (cette thématique du modèle n’est pas restreinte au niveau individuel, les classes, les États,… peuvent être analysés dans les mêmes termes). Le modèle doit être dépassé pour ne plus apparaître tel. Pour ce faire, il faut que le disciple s’estime être égal ou supérieur par rapport au modèle en ce qui concerne l’objet en jeu du désir réciproque. Dans le domaine de la distinction culturelle, cette lutte s’organise autour des savoirs et des productions culturelles. Le disciple ressent des manques et sent que le modèle est possesseur de ce qui lui fait défaut. Maintenant que le modèle nous est apparu avec plus de clarté, il nous faut poser la question de la cause de la distinction d’avec le modèle. Pourquoi faut-il se différencier du modèle ? Pourquoi faut-il atteindre son niveau, voire le dépasser ?

La lutte pour la reconnaissance :

Une tradition de la philosophie, qui s’initie avec Hegel, aborde la problématique de la lutte pour la reconnaissance qui est selon nous le moteur principal de la pratique culturel même si son extension est bien plus large. L’identification et la lutte avec le modèle que nous venons de dévoiler avec Girard est vue par Hegel comme une lutte en vue d’une reconnaissance de soi. Comme nous l’avons répété à plusieurs reprises, la détermination de soi ne passe que dans le rapport à autrui. C’est grâce à l’autre, lorsqu’il me reconnaît comme détenteur d’un ensemble de qualités propres, que je peux me voir assurer de la possession de ces qualités. Axel Honneth résume cela très bien :

« (…) le développement de l’identité personnelle d’un sujet est fondamentalement lié à certains modes de reconnaissance par d’autres. »

La fameuse citation de Sartre « l’enfer c’est les autres » ne fait que confirmer la thèse défendue par Hegel. Ils sont l’enfer car ils sont les seuls garants de mon salut. Je ne puis être sans l’accord d’autrui. Si autrui refuse de me reconnaître, je ne suis tout simplement pas. On voit cela très bien dans les conflits de la reconnaissance, ces conflits générant des souffrances énormes pouvant conduire à des situations de conflits parfois très violents (cf immigrés,…). Au niveau des pratiques culturelles, il en va de même. Pour quelle raison se mettre à lire, à jouer d’un instrument, à peindre,… si ce n’est, au-delà du plaisir plus ou moins direct, plus ou moins hypocrite de la pratique, la possibilité d’être reconnu comme un individu cultivé, un musicien, un peintre… ? Qui ne s’est jamais mis à nager dans les eaux sinueuses de la culture sans rien attendre en retour ? Certes, personne n’osera l’avouer, surtout pas les héritiers qui, comme nous l’avons vu avec Bourdieu, font comme si la pratique culturelle était quelque chose dont ne peut plus naturel, quelque chose d’offert à la naissance et qui s’en ira seulement à l’heure de la mort. Non, la culture n’est pas gratuite mais est utilisée pour être reconnu par les membres du groupe auquel on appartient comme un individu d’exception, c’est-à-dire sans qui le groupe ne serait pas tout à fait le même. On ne joue pas le jeu de la culture pour son plaisir personnel, ou plutôt son plaisir personnel ne peut advenir que dans le regard d’autrui, ce regard qui, s’il pouvait parler dirait : « oui, décidément on est fait de la même chair, tu es mon frère et sans toi je ne serais pas non plus ». La reconnaissance est toujours réciproque même si elle s’exprime sur le mode du conflit. Quand bien même je considère celui par lequel je souhaite être reconnu comme étant mon adversaire, le fait de l’ériger au statut d’adversaire est déjà le reconnaître comme personne de même valeur que moi. Considérer l’autre comme adversaire, c’est déjà lui attribuer un titre honorifique. Si l’autre était insignifiant, la lutte n’aurait pas lieu, seul le mépris entrerait en jeu.

Pour résumer notre développement jusqu’à présent, nous avons vu que la culture était une notion complexe qui contenait au moins trois espaces (ontologique, anthropologique et classique). Ces trois espaces se caractérisent par un phénomène de distinction, si bien qu’il nous est apparu nécessaire de penser avec Bourdieu la relevance de ce concept. La distinction s’opère dans tous les espaces, au niveau social aussi bien qu’individuel. Elle s’organise entre un modèle et un disciple, le second espérant la reconnaissance du premier. Pourtant, s’il y a bel et bien lutte, tout le monde se bat-il avec les mêmes armes ? La réponse est évidemment négative et l’enjeu de notre démonstration ne peut pas être seulement de fait mais aussi de droit. Il nous faut donc poser la question d’une voie de sortie possible du constat bourdieusien.

Le politique :

La culture est, nous l’aurons bien compris, le lieu d’un ensemble d’affrontements dont la finalité est de créer une spatialité propre avec ses centres, ses marges, ses frontières… Pour autant les acteurs de ces affrontements ne sont pas dotés des mêmes armes. Comme en ce qui concerne le capital économique, le capital culturel connaît des patrons et des dépossédés. Le fait qu’il y ait des distinctions entre les individus est un phénomène quasi inévitable, l’une des caractéristiques de l’homme étant la recherche perpétuelle de la distinction. Pour autant, faut-il se satisfaire de cette tendance ? Aussi inévitable qu’il soit, le phénomène ne doit pas plus être acceptable. C’est pourquoi nous considérons que seule l’intervention d’une politique véritable en faveur de la culture est à-même de pallier aux inégalités de la lutte. Certes, même la meilleure des politiques ne parviendra pas à supprimer la volonté de distinction mais au moins la lutte se fera à armes égales. Mais est-ce dans l’intérêt du politique de soutenir cette action culturelle forte ? Plusieurs raisons nous conduisent à penser que non. La première vient de la centralisation du pouvoir. L’espace politique, donc l’espace du pouvoir décisionnaire est inégalement réparti quelque soit la structure concernée. Tant qu’il y aura un spatio-pouvoir, il ne sera pas question d’une massification de la politique culturelle (cf ex France Jean-François Gravier). Deuxièmement, le fait que les détenteurs du pouvoir culturel, eux-mêmes à la source de ce qui fait le bon goût, n’ont aucun intérêt à perdre leur place dans une démocratisation dangereuse de la culture. Ils sont pris dans un équilibre instable entre promotion sporadique de la culture, afin de briller aux yeux des autres, et refus d’une démocratisation trop large de la culture. Pour que chacun puisse se battre avec les mêmes armes dans le combat culturel, il faudrait que le politique et les instances décisionnaires acceptent de perdre leur rang, c’est-à-dire ce qui les définit en propre, et malheureusement ce n’est pas demain la veille.

Bourdieu, La Distinction, éd. de minuit (1992), p.I

Ibid., p.191

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14 décembre 2011 3 14 /12 /décembre /2011 15:23

Introduction :

Le Principe Responsbilité peut être lu comme mettant en place un certains nombres de temporalités en conflits. Nous en avons dénombré trois que nous souhaiterions mettre en place pour montrer ensuite les jeux de pouvoir qui se jouent entre elles. En effet, il est possible d’interpréter la cristallisation de la problématique du Principe Responsabilité comme reposant sur le conflit entre temporalité métabolique et temporalité technologique dont la rencontre se fait au niveau de l’ambivalence de la temporalité humaine. Si l’homme est bien un vivant et se voit par là-même ancré dans la dynamique métabolique, il inaugure également une dynamique propre qui repose sur l’oscillation et l’ambivalence : la dynamique technologique pouvant alors être comprise comme la spécificité anthropologique. C’est alors dans cette difficulté de conciliation entre le continuisme vivant et la spécificité anthropologique que tombe l’ouvrage majeur de Jonas. Nous aimerions montrer que Jonas tranche dans ce conflit des temporalités pour défendre la thèse que c’est à partir d’un renversement de la rupture anthropologique que l’éthique pourra se constituer en ayant pour paradigme la dynamique métabolique.

 

Retrouver la vie :

L’intra-mondanéité de la vie :

L’histoire occidentale de la mise en rapport de la mathématique avec l’ontologique n’est, pour Jonas, qu’une longue entreprise de dévitalisation de l’être. Nous sommes passés d’un cosmos platonicien au sein duquel l’âme est fonction de la grandeur de cohérence rationnelle à un cosmos scientifique dont l’âme, ou tout autre type de principe formel, sont niés. Ce passage du monde grec au scientisme moderne fut rendu possible par le passage du judéo-christianisme dont la charge fut de retirer la présence d’une âme au sein du monde afin d’affirmer plus radicalement la création du monde par Dieu, ce dernier étant le seul principe cosmologique valable. Le judéo-christianisme a ainsi pu accroître le dualisme et donné droit à une perspective transcendantale du monde. Une fois que la science moderne eut retiré Dieu du monde, il ne restait plus qu’un complexe matériel analysable scientifiquement. Dans l’hypothèse du Dieu mathématicien, que Dieu soit ou non importe peu puisque, en tant que cause d’un monde purement physique c’est-à-dire sujet à des lois démontrables, le scientifique peut, ultimement, parvenir au dégagement des lois de la nature. Jonas résume ca passage comme suit :

« Dans ce vaste désaveu du platonisme, tout recouvert qu’il fut d’abord par la ferveur rationaliste de l’école cartésienne, le sort de la pensée occidentale fut scellé : l’union platonicienne de l’intellect avec l’intelligible, et de l’intelligible avec le réel, fut dissoute et on put désormais identifier la « nature » avec la « matière », c’est-à-dire avec une matière qui existe par elle-même de manière toute autosuffisante. »

Cet hyper matérialisme ne met pas en cause l’idéalisme, au contraire ils se soutiennent l’un l’autre, le second étant hors monde, il ne concerne pas l’activité scientifique. L’un et l’autre ne sont que les deux faces d’un même dualisme traduisant une ontologie de la mort.  En renvoyant dos à dos matérialisme et idéalisme comme deux hypothèses infécondes, l’entreprise de Jonas consiste à montrer le caractère irréductible d’une vie intramondaine et sa possible compréhension au-delà d’une conception scientiste pour laquelle la matière inerte est le paradigme de l’intelligible. Pour y parvenir, il identifie l’existence d’un seuil spécifique du vivant qui se traduit comme métabolisme.

 

Le métabolisme :

Le métabolisme, modalité spécifique du vivant ne répond pas à la logique identitaire de la matière. Cette dernière est une simple tautologie du type A=A pour laquelle le seul principe est celui de la continuité temporelle dans une mêmeté inaltérable. Le métabolisme, quant à lui, ouvre une nouvelle dimension ontologique dans ce sens où il oscille entre identité et transcendance ou plutôt identité dans la transcendance. Dans son essai Soi-même comme un autre, Ricoeur pose très exactement cette question postcartésienne d’une difficulté de penser en même temps, c’est-à-dire sous le même rapport l’identité et la différence. Le métabolisme est pour Jonas la réponse à ce problème. Le vivant se pense alors à partir d’un mode à être spécifique dont la temporalité diffère radicalement de celle de la matière. Si la matière fonctionne suivant la logique identitaire tautologique, le métabolisme permet de penser un identitaire-différentiel reposant sur la conservation d’une forme vivante dans le renouvèlement continuel de sa matière. Jonas signale que la perception du développement métabolique n’est accessible qu’à un « observateur pénétrant » c’est-à-dire à un observateur en troisième personne et capable de penser une identité temporelle. Nous sommes alors en présence d’une dialectique de l’échange entre un intérieur et un extérieur dont le principe moteur est la forme vivante. En pensant le métabolisme sous le paradigme dialectique, Jonas ne retrouve pas un quelconque dualisme qu’il avait tant décrié car, au-delà de la dynamique entre intérieur et extérieur se joue la forme vivante. Il n’y a pas non plus dualisme car pour ce dernier les deux substances s’excluent par principe : si nous prenons l’exemple cartésien la res extensa exclue radicalement la res cogitans et réciproquement (avec certes la nuance du problème de la glande pinéale qui était plus un embarras qu’une remise en cause du dualisme pour Descartes). Ici, en tant que dialectique, l’intérieur et l’extérieur sont interdépendants et englobés par la forme vivante, Jonas offrant ainsi la possibilité de penser un corrélationnisme cohérent. Cependant, s’il s’agit bien d’une dialectique corrélationnelle, il semble préférable de parler de dialectique sans synthèse. La mort d’un étant particulier est reprise par le mouvement de la vie, mouvement qui lui ne peut trouver de terme. Le métabolisme ne se résout pas dans une conciliation supérieure mais repose au contraire sur un principe de conservation. Le but de l’échange entre intérieur et extérieur est plus la conservation d’une identité selon une temporalité large que l’aufhebung vers une forme nouvelle. S’il fallait parler d’un plus d’être du métabolisme, il ne faudrait pas l’analyser pour lui-même et l’inclure dans une ontologie nouvelle, l’être est la possibilité même du vivant et il n’y a pas d’hyper-ontologie avec l’arrivée du vivant dans l’être. En effet, le vivant animé par le métabolisme, offre une « surprise ontologique » pour reprendre l’expression du philosophe allemand. C’est en quoi il faut penser le vivant sur le mode inaugural, c’est-à-dire une pure contingence, un à-être qui n’a pas choisi d’être et qui concilie son ancrage naturel à la liberté qu’il inaugure. C’est ce que veut dire Jonas lorsqu’il envisage le vivant comme « liberté dans la nécessité ».

« En un mot, la forme organique se tient par rapport à la matière en une relation dialectique de liberté dans la nécessité. »

Le vivant est inauguration renversant l’ordre du rapport entre matière et forme : si dans les objets sans vie, la distinction n’est pas pertinente, les vivants inaugurent un mode à être où la forme prévaut sur la matière tout en restant dans une dépendance vis-à-vis d’elle. C’est l’accroissement de cette dépendance réciproque qui permet de dégager des seuils au sein du vivant. Plus la forme et la matière entretiennent une relation de dépendance stricte plus la liberté, paradoxalement, se développe. Ainsi des seuils émergent au sein du vivant, seuils qui à chaque fois augmentent la dépendance en même temps que la liberté. Par la spécification du vivant comme métabolisme, Jonas s’inscrit dans une perspective continuiste du vivant, à savoir qu’il y a un prolongement traversant la vie dans son ensemble. Pourtant l’idée de seuil laisse une place pour penser la rupture anthropologique. La question est alors de savoir dans quelle mesure l’humain s’approprie l’inscription métabolique pour lui donner une torsion particulière.

 

La déhiscence anthropologique :

La torsion anthropique de la vie :

Le métabolisme permet de penser la vie comme corrélationnisme exigeant dont la tendance au conatus refuse toute perspective cumulative au profit d’un conservatisme. Si la matière est identité tautologique de type A=A, la vie est identité métabolique. Les deux ont en commun un certain conservatisme même si pour la vie ce dernier est d’ordre dynamique. Au sein de cette dynamique conservatrice qu’est la vie, l’homme inaugure un tournant radical qui apparaît comme éclatement de la vie en son sein. Parler d’éclatement revient à faire droit à la notion de seuil inhérente au vivant dont nous avons parlé plus haut. Cet éclatement ou ce surgissement de l’homme au sein de la vie inaugure un accroissement de la liberté en même temps que de la dépendance. En effet, nous avons vu que le passage de seuil au sein du vivant se produit sous forme d’une déhiscence conciliant un accroissement de liberté en même tant que de dépendance. Pour le dire autrement, si l’animal est son corps, l’homme a son corps, il possède une charge supplémentaire par rapport à l’animal. Cette charge consiste en une plus grande liberté dont l’envers est une plus grande dépendance ; l’à-être de l’homme est bien plus profond que celui de l’animal. Il faut ici faire attention car, si l’homme a bien à-être, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas actuellement authentique. L’à-être de l’homme ne correspond pas à une caractéristique historique (ou pas seulement) mais pleinement anthropologique. L’inscription de l’à-être au niveau anthropologique revient à soutenir que, certes l’homme est ambivalent mais que cette ambivalence est nécessaire et non contingente comme le voudrait une pensée utopique. Pour l’utopie, l’à-être signifie que l’homme n’est pas encore hic et nunc et que lorsque les conditions historico-économiques seront réunies, il perdra son ambivalence. Pour Jonas, l’ambivalence est le fait anthropologique même, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de jeu historique entre une plus ou moins grande authenticité. Dès lors que l’homme émerge, une ambivalence émerge, voire c’est l’ambivalence qui fait émerger l’homme. En tant qu’inséparable de la condition humaine, il est possible de pousser un peu plus loin Jonas et de confondre humanité et ambivalence.

« La vérité toute simple, ni exaltante ni accablante, mais qui réclame toutefois une obéissance respectueuse, est que « l’homme authentique » existe depuis toujours – avec ses hauts et ses bas, sa grandeur et sa misère, son bonheur et ses tourments, sa justification et sa culpabilité – bref, dans toute son ambivalence qui est inséparable de lui. »

 

Ambivalence et responsabilité :

Le passage du seuil humain doit alors être pensé comme celui de la morale. En tant que l’homme n’est pas son corps mais qu’il l’a, il inaugure une rupture ontologique qui est en même temps charge vis-à-vis de soi-même et plus largement des autres. Puisqu’il est le seul être pleinement séparé et à la source de son propre pouvoir, l’homme doit assumer une plus forte responsabilité. La vie en lui ne se donne pas comme chez l’animal mais doit se faire. Si le métabolisme repose sur une réaffirmation continuelle de la vie par le besoin, la liberté humaine est prise en charge de cette vie même (dont le refus est toujours l’ombre possible). La liberté humaine inaugure le stade de la morale. Il y va alors d’une oscillation entre bien et mal et non plus entre menace et attraction comme au niveau purement métabolique. Cette oscillation permet de penser l’homme comme une pure possibilité dont la puissance s’est accrue avec le temps et le développement de la technique et qui est l’envers d’une responsabilité.

« Si donc la nature inédite de notre agir réclame une éthique de la responsabilité à long terme, commensurable à la portée de notre pouvoir, alors elle réclame (…) l’humilité qu’exige la grandeur excessive de notre pouvoir qui est un excès de notre pouvoir de faire sur notre pouvoir de prévoir et sur notre pouvoir d’évaluer et de juger. »

En tant que pure possibilité, l’homme est tourné vers l’avenir, en tant que responsable, il prend une part active dans cet avenir. Pourtant Jonas refuse la futurologie utopique qu’il distingue de celle qu’il cherche à fonder. Nous aimerions alors interroger la différence qui se creuse entre la futurologie utopique et jonasienne.

 

D’une rupture à l’autre :

Si nous entendons par futurologie, ce que ne ferait pas sans doute Jonas, l’ensemble des discours ayant pour objectif une compréhension d’un temps à venir, alors une proposition herméneutique devient possible dans l’approche du Principe Responsabilité. En effet, il devient possible de lire ce texte comme une mise en conflit des futurologies entre elles avec d’une part celles que nous pouvons rassembler sous la catégorie de l’utopie et, d’autre part, la futurologie de la responsabilité. Même si Jonas distingue différents types d’utopie, il n’en reste pas moins qu’elles peuvent être rassemblées du fait de leur solidarité avec le mouvement technologique. 

« La critique de l’utopie était donc déjà implicitement une critique de la technologie en prévision de ses possibilités extrêmes. »

La temporalité technologique diffère radicalement de la temporalité métabolique et apparaît comme la spécificité anthropologique. Comme nous l’avons vu plus haut, la temporalité métabolique repose sur une identité dynamique exacerbée par la liberté inhérente à la temporalité humaine. En un sens, la liberté humaine creuse la temporalité métabolique plus qu’elle ne la remet en cause. La vraie rupture dans le processus de la vie est l’émergence de la technologie qui oblige à repenser l’agir humain.

« Dans ce qui précède nous avons montré la validité des présuppositions, à savoir que l’agir collectif-cumulatif-technologique est d’un type nouveau par ses objets et par son ampleur et que par ses effets, indépendamment de toute intention immédiate, il n’est plus éthiquement neutre. »

La temporalité technologique repose sur le principe cumulatif, c’est-à-dire une addition perpétuelle dont la somme est en proportion inverse des capacités de la nature à répondre aux besoins technologiques. Si le métabolisme ne détruit pas en un sens car il s’inscrit dans une circularité stricte de la vie et que la consommation est compensée par la régénération, la technologie épuise les ressources de la nature. C’est exactement le constat que dresse Arendt dans La Condition de l’Homme Moderne. Si l’animal laborans accompagne la cyclicité naturelle, l’homo faber épuise les ressources naturelles.

« L’œuvre de nos mains, par opposition au travail de nos corps – l’homo faber qui fait, qui « ouvrage » par opposition à l’animal laborans qui peine et « assimile » -, fabrique l’infini variété des objets dont la somme constitue l’artifice humain. »

Cette double temporalité inhérente à l’homme, temporalité métabolique dont il se distingue et temporalité technologique qu’il crée est tout l’enjeu du Principe Responsabilité. Toute la difficulté est de trouver un agir proprement humain, c’est-à-dire qui concilie les deux temporalités sans nuire à la possibilité même de la temporalité dans la venue des générations futures. Pour Jonas en effet, le rapport entre technologie et nature s’est inversé : si par le passé la nature était toute puissante et l’homme perdu au milieu d’elle, avec la logique technologique-cumulative, c’est la nature elle-même qui est en danger. C’est pourquoi l’extrême puissance de l’homme est le corrélat d’une extrême responsabilité (« de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités »). Ce renversement du rapport de pouvoir entre la nature et l’humanité prouve le caractère inconséquent de la métaphysique classique. Le cartésianisme nous a habitué à penser le rapport de causalité sous la forme d’un amoindrissement de puissance entre la cause et l’effet. Une cause ne peut être que supérieure ou égale à la puissance de ses effets, avec pour cause originaire le Dieu moteur de Descartes. La temporalité technologique contredit cette loi et va jusqu’à l’inverser en montrant que les effets peuvent être supérieurs à la cause ou en tout cas indéterminés par rapport à la cause. Encore une fois on peut penser au travail d’Arendt et à la mise au jour de l’indéterminabilité de tout agir humain. Si l’échec du cartésianisme fut de croire en la dégradation de l’effet sur la cause,  sa victoire fut dans son objectif de « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». En un sens, l’homme est bel et bien devenu maître et possesseur de la nature grâce à l’accumulation technologique, mais cette victoire est en même temps à l’origine de la plus grande responsabilité de l’humanité dans la possible destruction qu’elle représente. C’est la raison pour laquelle, selon Jonas, il apparaît désormais nécessaire de repenser les conditions de la dynamique technologique afin d’obtenir cette condition minimale d’offrir à l’être de l’homme et de la nature en général son à-être dans les mêmes conditions que les générations précédentes. Jonas se distingue donc des utopies en ce sens qu’il ne construit pas sa futurologie sur l’histoire qui n’est que le reflet de l’ambivalence humaine mais sur une ontologie des conditions minimales pour offrir un à-être à partir des conditions humaines que l’on repère dans le passé et le présent. D’une certaine manière Jonas fait dépendre le futur du présent dans une sorte de monisme dynamique et, dans cette volonté conservatrice de l’homme, constitue son éthique sur le modèle métabolique qui se donne comme un dynamisme non destructeur.

           

Conclusion :

            Les développements jonassiens permettent de proposer une interprétation circulaire de sa pensée. Le métabolisme qui est le propre du dynamisme vivant est sujet à un ensemble de rupture dont la plus importante est inaugurée par l’émergence de l’homme dont l’ambivalence ouvre une perspective morale. L’homme est traversé par deux temporalités, la temporalité métabolique et la temporalité technologique, les deux évoluant dans des directions différentes ; en effet, la première repose sur une logique dynamique-identitaire ou identitaire-différentielle alors que la seconde sur une logique cumulative-destructrice. Le développement de cette potentialité humaine a atteint un tel degré qu’elle a inversé le rapport de domination entre l’homme et la nature. Si par le passé, l’homme était impuissant face à la nature, désormais la nature est impuissante face à l’homme. C’est pourquoi une nouvelle responsabilité advient à l’homme dont l’objectif est la préservation de la nature, c’est-à-dire la préservation de la possibilité d’offrir aux étants futurs un à-être possible. Ainsi, c’est là notre proposition de lecture du Principe Responsabilité, l’éthique de la responsabilité doit ériger le métabolisme (c’est-à-dire une dialectique sans synthèse ou une dynamique dans la conservation) en paradigme de l’agir humain à venir.

 

Annexe : perspectives critiques :

Cette position est-elle réellement tenable ? Pouvons-nous croire que le rapport de puissance entre la nature et l’humanité a été renversé ? Pour répondre à cette question, il apparaît nécessaire de reposer la question de l’être de la nature. Jonas nous semble défendre une position d’une nature close et limitée qui, si elle est trop exploitée par l’homme, périra. Nous voudrions aller plus loin que lui en nous en inspirant néanmoins pour arriver aux mêmes conclusions par un chemin différent. Si l’homme ne peut être pensé sur le mode de la substance mais du dynamisme comme il le montre très bien, il nous semble qu’il faut l’admettre également pour la nature, sinon l’homme ne ferait pas partie intégrante de la nature et nous serions alors reconduits à une forme de dualisme. C’est d’ailleurs parce que la nature est dynamique qu’elle peut être détruite. Si alors la nature est belle et bien dynamique, il faut la penser comme excès sur l’homme. L’homme n’a pas renversé le rapport d’excès de la nature par la logique cumulative-technologique, au contraire il n’a fait que creuser cet excès. La possible destruction de la nature n’est que la preuve ultime de son échappement, c’est-à-dire de son excès sur l’homme. L’homme ne peut être maître et possesseur de la nature car elle se donne comme fuite perpétuelle et excès de par son dynamisme propre et irréductible à celui de l’homme. Dire que nous sommes responsables du devenir de la nature à partir des conséquences de notre agir revient à soutenir que nous avons atteint un tel pouvoir sur la nature que nous serions parvenus à sa totalisation (dans le sens que Lévinas donne à ce terme), ce que nous contestons. La nature ne se soustrait pas à notre pouvoir, mais sans échappe, certes avec des conséquences pour la nature elle-même. L’échappement de la nature à notre pouvoir peut effectivement aller jusqu’à sa destruction totale mais jusqu’au dernier moment elle aura excédé l’homme. La possible impossibilité de la nature n’est qu’une preuve supplémentaire de son excès et de son altérité (de même que le meurtre ne met pas fin à l’altérité chez Lévinas mais l’exacerbe au contraire). C’est donc plutôt à partir de la prise de conscience nécessaire de l’excédence de la nature qu’il faut trouver un autre rapport à celle-ci qui n’est plus celui de la domination mais effectivement de la durabilité. C’est parce que la nature est excédence et échappement perpétuel (jusqu’à sa mort possible qui sera coïncidence de son ultime échappement et de sa fin) que nous ne pouvons pas soutenir, comme Jonas, qu’il y a eu inversion du rapport de domination du fait du développement technologique. Mais c’est également parce que nous savons que la nature est susceptible de fuir jusqu’à sa négation propre qu’il faut la conserver en instaurant une dynamique semblable à celle du métabolisme. En défendant l’idée d’une inversion du rapport de puissance entre la nature et l’homme et en en déduisant le principe de responsabilité, Jonas ne sort pas tout à fait d’une forme de pensée moderne. En effet être responsable de, c’est avoir pouvoir constituant ou totalisant sur. Or, nous avons tenté de montrer que ce n’est pas en fonction de notre pouvoir qu’il faut trouver des modes de préservations de la nature mais de par son excédence propre pouvant aller jusqu’à sa destruction synonyme de l’impossibilité à être de l’être. Il faut donc repenser la relationalité avec la nature à partir du fait de son excédence même et non pas d’une problématique du pouvoir, travail qui reste évidemment encore à faire.

Hans Jonas, Le phénomène de la vie, Bruxelles, De Boeck, 2001, p.83

La mort même ne pourrait être la synthèse de la forme vivante car elle est transcendée par une vie supérieure que Barbaras nomme archi-vie.

Ici on voit poindre un possible rapprochement avec les thèses qui seront développées dans Le Principe Responsabilité, car si la mort d’un étant particulier ne peut être la synthèse de la vie, la remise en cause de la vie même dans sa globalité par l’activité technoscientifique ne pourrait-elle pas apparaître comme synthèse de la vie c’est-à-dire retour de la vie sous une forme strictement matérielle-identitaire c’est-à-dire la mort (même si dans ce cas l’utilisation du concept de mort ne pourrait être opérant du fait qu’il ait besoin de sa contrepartie vivante pour être effectif) ?

Ibid., p.89

Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, Champs Flammarion, 1998, p.410

Ibid., p.58

Ibid., p.417

Ibid., p.62

Hannah Arendt, Condition de l’Homme Moderne, Pocket, 1994, p.187

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