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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 12:31

 

Introduction :

Une grande partie de la philosophie actuelle travaille le problème de la vulnérabilité du sujet. On peut penser à Judith Butler qui consacre un pan important de son œuvre à la notion de précarité ou encore à Giorgio Agamben connut pour son travail sur la vie nue (d’autres auteurs auraient pu être sollicités ici). En règle générale, la source d’inspiration de cette relecture du sujet se fait à partir de Michel Foucault, notamment les travaux qu’il consacre à l’assujettissement. Nous voudrions montrer que d’autres philosophes peuvent être reconnus comme à l’origine des conceptions actuelles du sujet : nous pensons ici à Hannah Arendt et Cornélius Castoriadis. Chacun à leur manière se consacre à une reprise radicale du concept de sujet comme étant animé par des instances excédantes dont il n’est pas maître. L’absence de maîtrise est bien le point nodale de la problématique subjective, avec pour arrière-plan philosophique la remise en cause du modèle moderne et plus particulièrement cartésien. À côté de Foucault, et sensiblement à la même période de l’histoire philosophique (c’est-à-dire durant les années consécutives à la Seconde Guerre Mondiale), une autre histoire de la philosophie peut être repérée dans la réévaluation du statut du sujet. C’est cette histoire que nous aimerions traiter ici dans un travail abordant la problématique du sujet chez Arendt et Castoriadis. La question du sujet chez ces deux auteurs cristallise un certain nombre de tensions inhérentes au mouvement de leurs philosophies. Si chez Arendt, le sujet se fait dans l’action et le langage tout en reposant sur les trois autres dimensions de la vita activa, il se fait chez Castoriadis dans un continuisme dont le fil directeur est le pour soi. Les deux sont dans un rapport de conditionnement réciproque avec la société. Ainsi le sujet ne pourra plus être vu sur le mode de la constitution ou de la totalisation mais sur celui de l’excédence qui induit une remise en cause de son pouvoir. Mais cette perte du pouvoir total que le sujet moderne pouvait avoir n’est pas l’absence de pouvoir mais sa réévaluation à l’aune des instances excédantes du sujet. Nous proposerons alors de lire Arendt comme faisant reposer la dynamique subjective sur le socle de la vita activa et Castoriadis sur celui du pour soi. Nous espérons ainsi pouvoir montrer que le sujet doit être vu comme un à-faire ou à-être et que c’est dans cette prospection qu’il tire son pouvoir.

 

 

Arendt :

Vers le sujet :

La condition humaine et la vita activa :

Le cadre d’investigation dans lequel s’inscrit Arendt est à la fois ample et conditionné : ample car il correspond à la condition humaine dans son ensemble, conditionné car ce cadre connaît une restriction historique qui veut que l’analyse n’est valable que tant que la condition humaine reste la même. Cela signifie une possible mutabilité de la condition humaine elle-même, c’est-à-dire que nous ne sommes pas en présence d’une pensée substantialiste mais historique : c’est la raison pour laquelle, comme le spécifie l’auteur, il n’est pas question d’user du vocabulaire de la philosophie moderne et du substantialisme qui en ressort dans un champ linguistique composé de tous les dérivés de la notion de nature : « nature humaine », « homme à l’état de nature »… User de l’expression de « condition humaine » équivaut à poser  la question : dans quelles conditions une humanité est-elle possible ? Au sein de cette condition humaine, Arendt détermine la présence de ce qu’elle nomme la vita activa qui regroupent trois activités humaines fondamentales que sont le travail, l’œuvre et l’action et qui sont la condition d’émergence du sujet. L’auteur plaide pour un usage non orthodoxe de la vita activa pour mieux en faire ressortir toutes les possibilités. Le reproche qui est fait à l’utilisation historique de cette notion est d’en user comme le parent pauvre d’une existence véritable. La vita activa fut jusqu’alors prise à dessein de créer un dualisme entre l’existence terrestre et l’existence dans toutes les formes d’au-delà qu’a connu l’histoire. Elle n’est qu’un autre mot pour désigner la vie dans ce qu’elle a d’abject, c’est-à-dire de corporel, par opposition à l’existence véritable, celle de l’esprit. Ce qu’il faut bien voir est, qu’en dépit des évolutions, la vita activa a conservé un sens négatif d’activité contre le repos qui a longtemps été vu comme la condition de la vie véritable. La position défendue par Arendt revient à valoriser la vie active, c’est-à-dire ayant pour paradigme la naissance contre la vie contemplative qui repose en réalité sur une ontologie de la mort à peine cachée. Ainsi, l’entreprise consiste à prendre la tradition à rebours pour ne plus faire privilégier la mort mais plutôt la vie et la naissance. En reculant en quelque sorte par rapport à la tradition et situant la condition humaine au sein d’une vie active, Arendt ouvre la voie d’une nouvelle ontologie sans transcendance. Comme nous l’avons vu, cette revalorisation de la vie exige de penser la naissance comme nouveau paradigme.

La naissance :

L’intérêt d’une ontologie de la vie sur celle de la mort vient de la condition de possibilité qu’elle offre pour le futur. Loin que la naissance soit envisagée derrière nous, comme ça pourrait être le cas au niveau individuel, elle est plutôt la possibilité même de l’avenir par le renouvèlement. Ainsi ontologie de la mort et de la vie sont tournées vers le futur mais avec des intentions différentes. Si l’ontologie de la mort peut n’apparaître que comme une fuite hors du monde, l’ontologie de la vie cherche à penser les conditions de possibilité du renouvellement du monde. Pour l’ontologie de la mort, la vie n’est qu’un moment de préparation à la mort alors que pour l’ontologie de la vie, la mort n’est qu’un moment pris dans le mouvement de la vie. Les deux semblent inconciliables en ce sens que l’encadrant ultime ne peut être que la mort ou la vie. Arendt nous semble trancher en faveur de la vie à partir de l’insistance sur le caractère primordial de la naissance. La naissance est présente au niveau des trois domaines de la vita activa bien qu’en proportion inégale. La naissance se donne en effet comme émergence d’une nouveauté radicale, c’est-à-dire d’une contingence absolue qui crée sa propre nécessité en justifiant cette naissance. C’est pourquoi le travail et l’œuvre peuvent être pensés comme naissance dans une moindre mesure que l’action qui détermine le sujet dans sa spécificité radicale. Le travail se traduit par une création pauvre consistant en un renouvèlement du Même dans le relationnel qu’il entretient avec la nature. L’œuvre est empreinte d’une création plus grande car elle s’extrait en quelque sorte du cycle de la temporalité naturelle pour créer une temporalité artificielle fonctionnant sur le mode de l’usage pouvant excéder la temporalité individuelle. Mais c’est bien l’action qui est la plus grande source de création et donc la plus proche de la notion de naissance car elle permet un renouvellement suivant un dynamisme propre que nous analyserons par la suite.

« Le travail et l’œuvre, de même que l’action, s’enracinent aussi dans la natalité dans la mesure où ils ont pour tâche de procurer et sauvegarder le monde à l’intention de ceux qu’ils doivent prévoir, avec qui ils doivent compter : le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers. Toutefois, c’est l’action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité ; le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir. »

Ainsi, pour comprendre cette ontologie de la vie qui se déploie au sein de la condition humaine reposant sur le paradigme de la naissance, il devient nécessaire de reprendre les trois domaines de la vita activa et voir comment émerge le sujet à partir de là.

 

La dynamique de la vita activa :

L’ancrage vital de l’animal laborans :

Notre hypothèse de travail est, nous l’aurons bien compris, de chercher le dynamisme et l’ancrage propre à la vita activa comme condition d’émergence du sujet. Pour y parvenir, il est nécessaire de reprendre les trois domaines de cette dernière. Le travail est, de tous les domaines, celui qui est le plus ancrée dans la vie. Il repose sur un dynamisme identique à celui de la vie, à savoir sur une circularité oscillant entre production et consommation. C’est à ce niveau qu’il devient possible d’interroger l’ancrage vital de la subjectivité arendtienne : en identifiant temporalité vitale et temporalité laborieuse, Arendt ne permet-elle pas de penser le sujet à partir du vital ? Si les trois domaines de la vita activa sont absolument nécessaire à l’émergence du sujet, il faut admettre qu’Arendt propose d’inscrire la subjectivité dans une perspective plus large : celle de la vie. En vérité, deux conceptions de la vie sont thématisées : une première que nous appellerons globale et l’autre individuelle. La vie dans son sens globale connaît un hyper-dynamisme qui englobe tout ce qui se trouve en son sein. Elle est pure mouvement au sens où elle ne connaît ni naissance ni mort ou plutôt dont naissance et mort sont indéterminables, elle est pure cyclicité ou pure circularité. C’est la vie que connaît l’animal laborans et qui ne distingue pas l’homme de l’animal. Le rapport de l’animal laborans au monde est un rapport de consommation-régénération. Il n’y a pas de destruction au sens propre du terme, car la destruction est incluse dans le mouvement global de circularité. Le sens individuel de la vie se détermine, pour sa part, à partir de ces deux extrémités que sont la naissance et la mort. À ce niveau, la vie se transforme en dynamique linéaire et permet l’émergence des œuvres. Cette rupture de la vie en son sein inaugure le seuil spécifiquement humain de la vie. Cette dernière est présente aux niveaux de l’animal laborans et de l’homo faber en inaugurant la spécificité anthropologique par le passage du premier au second.

 

La spécificité anthropologique ou l’homo faber :

L’œuvre est le domaine spécifiquement anthropologique dont la caractéristique principale est de se dégager de la temporalité naturelle. Si cette dernière se développe suivant le modèle de la circularité, comme nous venons de le voir, l’œuvre repose sur une temporalité linéaire. Par l’œuvre, il s’agit d’ériger un monde proprement humain dont la stabilité n’a d’autre fonction que de fournir un point de repère sûr à la fugacité et l’instabilité humaine. L’individu n’est confronté, pour Arendt, qu’à ce monde humain, ce qui est une manière de remettre en cause encore un peu plus la pensée substantialiste qui appuyait son argumentation sur la solidité de la nature. La nature n’est pas le durable, sa temporalité n’est pas celle du temps long contrairement au monde créé par les hommes. C’est en cela que l’œuvre peut apparaître comme spécificité anthropologique dans sa rupture avec le cycle naturel. Néanmoins, rupture n’est pas transcendance radicale car, pour faire émerger ce monde proprement humain, il faut faire violence à la nature en en extrayant sa matière. Si l’animal laborans était en harmonie avec la nature, l’homo faber y est en conflit et fait émerger une temporalité originale. Pour parvenir à l’émergence de ce monde humain, l’œuvre de l’homme repose sur une réification de la nature, c’est-à-dire par cette violence faite à la nature afin d’en extraire le matériau propice à la construction d’objets.

« La fabrication, l’œuvre de l’homo faber, consiste en une réification. La solidité, inhérente à tous les objets, même les plus fragiles vient du matériau ouvragé (…). Le matériau est déjà un produit des mains qui l’ont tiré de son emplacement naturel, soit en tuant un processus vital (…) soit en interrompant un lent processus de la nature (…). »

La modalité procédurale de la réification repose sur l’image. L’œuvre, contrairement au produit du travail, est conceptualisée en amont de la fabrication suivant un modèle présent à toutes les étapes du processus. C’est ce qui fait dire à Arendt que l’œuvre est extérieur au fabricateur, c’est-à-dire en droit atteignable, partageable ou discutable par tous. Pour le dire autrement, l’œuvre est création de formes subsistantes à partir de la matérialité naturelle. Les œuvres peuvent être multipliées, partagées, échangées… et sont à l’origine du monde humain. On voit donc se profiler un dynamisme de la condition humaine : le moment laborieux correspond à l’ancrage vital de l’homme et à son adéquation avec la nature. Mais ce moment est dépassé par l’œuvre qui organise une rupture vis-à-vis de la temporalité naturelle et vitale pour faire émerger un monde proprement humain. Pourtant ce moment est encore ancré dans la nature au sens où il repose sur sa matérialité pour créer les œuvres. Le moment purement subjectif apparaît alors comme celui de l’action.

 

L’action :

L’action est le dernier domaine de la vita activa et le plus fondamental en tant qu’il correspond le mieux à la condition humaine et apparaît comme le moyen de thématiser le sujet. L’œuvre était à l’origine d’un monde proprement humain qui permettait de distinguer un domaine public et privé, le premier apparaissant sous la forme du marché. L’action est un approfondissement et une dérivation du domaine public. Elle ne peut se faire en effet qu’au contact d’autrui, sa condition étant la pluralité humaine c’est-à-dire le caractère d’égalité et de distinction propre aux hommes. Et comme l’action est nécessairement relation à autrui, elle est intimement liée à la parole. Ce sont l’action et la parole qui conditionnent le sujet car elles sont les seules qui permettent à l’homme son autonomie. L’action, comme la parole, reposent sur un dynamisme radicalement différent des deux autres domaines de la vita activa : elles se traduisent dans une temporalité fracturée du fait de l’irréversibilité et de l’imprévisibilité de leurs conséquences. La compréhension des conséquences de l’action et de la parole ne peut se faire qu’a posteriori et encore sans certitude. Elles ouvrent à chaque fois une temporalité radicalement neuve dont la fin est indéfinissable et peuvent donc être pensées sous le paradigme de la naissance. Elles ouvrent le domaine de l’apparence qui repose sur la puissance se nouant lorsque parole et action coïncident. Ce monde de l’apparence est, par un retournement audacieux, la garantie du réel. Ce n’est que parce que les hommes discutent et agissent au sein du monde qu’ils sont capables de lui conférer une solidité à laquelle ne pourrait sûrement pas parvenir une monade isolée. Avec le monde de l’apparence conditionné par l’action émerge l’ultime dynamisme de la vita activa. La délimitation de ces trois dynamiques permet une exégèse ontologique d’Arendt. Le sujet est encadré entre la vie et l’être, la première étant donnée le second à venir. Ainsi ce n’est qu’au niveau de la pluralité sociale que le réel peut apparaître, ce qui nous invite à interpréter Arendt comme proposant une ontologie sociale. L’être est en réalité un à-être qui se tisse au milieu de l’action et de la parole que les hommes échangent entre eux. L’être n’est pas derrière l’homme et conditionnant mais devant lui et à venir, à refaire sans cesse en un mot à renaître.

Le sujet :

Le sujet arendtien ne peut se penser que comme point nodale de tout ce qui précède. Il est d’abord ancré dans la condition humaine dont les tenants et aboutissants ont été mis au jour à partir de la dynamique de la vita activa. Pour autant, nous n’avons pas encore pris toute la mesure de la pensée arendtienne et il nous faut de suite affronter la spécificité du sujet. En vérité, Arendt ne thématise pas directement le sujet auquel elle préfère le concept d’agent. Cependant, et comme elle le note fréquemment, l’agent n’est qu’une face possédant toujours un versant patient. C’est justement parce que l’agent est nécessairement patient que nous préférons parler de sujet :

« En d’autres termes les histoires, résultats de l’action et de la parole, révèlent un agent, mais cet agent n’est pas auteur, n’est pas producteur. Quelqu’un a commencé l’histoire et en est le sujet au double sens du mot : l’acteur et le patient ; mais personne n’en est l’auteur. »

La notion de sujet chez Arendt, comme chez Foucault ou Butler, prend en compte les deux versants de l’individu social, à savoir qu’il est acteur et patient (acteur parce que patient et patient parce qu’acteur). Cette bicéphalie vient de la condition même de l’action et de la parole qui, comme nous l’avons vu, sont immaîtrisables. Le sujet est voué à construire une histoire à partir de ses actes et paroles, histoire dont il n’a aucune maîtrise, histoire qui est pur échappement. C’est en cela que le sujet est acteur et patient, car il est pris dans une histoire qu’il n’a pas choisit et dont il n’est pas maître et pourtant il a l’obligation d’ouvrir une nouvelle histoire sans quoi il ne sera pas identifiable (c’est dans les actes et les paroles que l’identification des sujets peut se faire). Il y a donc trois histoires, toutes ayant pour caractéristique d’excéder le sujet : une histoire précédant le sujet et qu’il ne peut choisir, une histoire du sujet dont il n’a pas maîtrise et une ombre historique ou métahistoire au sens où l’histoire du sujet l’excède du fait d’autrui et du statut de l’action. Le sujet arendtien est dilatation tendant à se cristalliser grâce à l’action et la parole. Ces dernières créent une histoire dont le caractère privé dépend du caractère public et réciproquement. Le sujet est forcément assujettit par le social en même temps qu’il en est la condition. Les révolutions subjective et sociale ne peuvent se faire que de l’intérieur dans un creusement des rapports d’institution réciproque. Dans un champ conceptuel et une tradition philosophique différents, Castoriadis pense les conditions d’émergence du sujet dans un dynamisme fort proche d’Arendt.

 

Castoriadis :

L’institution du sujet :

Castoriadis aborde la problématique du sujet au cours d’une conférence le 15 mai 1986, conférence qui fut reprise dans Le Monde Morcelé sous le titre L’État du Sujet Aujourd’hui et dans un chapitre de L’Institution Imaginaire de la Société. Le sujet chez Castoriadis est abordé à partir du paradigme psychanalytique tout en débordant le cadre par une lecture hétérodoxe des thèses freudiennes. De la psychanalyse, Castoriadis retient que le sujet y est vu comme psyché en tant que clôture et en tant que soumise à un processus de socialisation, raison pour laquelle il pense pouvoir élargir la question du sujet à celle de l’être humain. Le sujet est d’abord vu comme paradoxe ; paradoxe d’un corps biologique et social, paradoxe d’une totalité et d’un éclatement et paradoxe d’une hétérogénéité qui pourtant se tient. La problématique est alors de savoir si réellement le sujet se tient et dans quelle mesure. L’éclatement du sujet vient des différentes instances qui le travaillent de l’intérieur, instances se donnant comme pour soi et qui semblent avoir un mode d’être autonome dont le sujet ne pourrait être que le point nodale. Castoriadis distingue du pour soi en-deçà et au-delà de la psyché : en-deçà au niveau du vivant, au-delà au niveau de l’individu social et de la société elle-même. Pour comprendre la spécificité subjective, il devient dans ce cas nécessaire de la mettre en perspective avec le vivant et la société. Le sujet s’inscrit dans une dynamique oscillant entre continuité et rupture. Il nous faut donc entreprendre le même travail que nous avons mené avec Arendt pour saisir la spécificité du sujet castoriadien.

 

Le vivant :

Le vivant permet de mettre au jour la définition du pour soi au sens où il est « le pour soi archétypal » et le socle sur lequel repose les autres niveaux. Il se définit comme autofinalité et constitution d’un monde propre : ainsi c’est une dynamique de l’intérieur et de l’extérieur qui se joue au niveau du vivant. L’autofinalité, en tant que recherche d’un mode à être tourné vers soi, rend possible l’émergence d’un monde propre. Ce dernier ne peut se déterminer que dans un choc avec l’extérieur même si, pour Castoriadis, il est possible de penser une autonomie de la sphère propre. En tant qu’il y a toujours-déjà, au niveau du vivant, présentation et représentation, il y a relation avec le milieu et c’est dans cette relation qu’il y a émergence d’images. Relation et image sont les deux pôles de constitution du vivant dans son rapport au milieu : c’est ce que Castoriadis retient sous l’expression de fonction cognitive du vivant. Ces deux pôles se développent en trois mouvements : puisqu’il y a séparation, il y a forcément représentation de l’extériorité sous une multiplicité de formes possibles. Cette représentation est affectée d’un jugement positif ou négatif ce qui induit une certaine attraction ou répulsion c’est-à-dire une intention envers l’objet imagé. Ces trois temps de l’image et de la relation sont déterminants du pour soi. L’histoire et l’interaction de ces éléments du pour soi sont à l’origine de la création d’un monde s’étayant sur l’être-ainsi d’une couche originaire dont la détermination n’est possible que négativement en tant que rendant possible l’émergence du pour soi. Castoriadis résume cette première avancée dans l’investigation du pour soi comme suit :

« Résumons encore les trois idées principales : le vivant est pour soi en tant qu’il est autofinalité, qu’il crée son monde propre, et que ce monde est un monde de représentations, d’affects et d’intentions. »

Ainsi le vivant, en tant que pour soi, doit être thématiser comme clôture dont l’intériorité est en interaction continuelle avec une extériorité prenant la forme d’un monde. Le vivant est donc possibilité de clôture plus que fermeture radicale en ce sens qu’il est ouvert sur le monde extérieur avec lequel il entretient une relation de forte dépendance. D’ailleurs, s’il n’était pas dans une certaine mesure fermeture, il ne serait pas non plus ouvert sur un monde, il serait aliéné au monde. Ce jeu d’intériorité et d’extériorité permet de penser le pour soi comme réflexivité, ce que nous verrons par la suite. Le second niveau du pour soi que dégage Castoriadis émerge avec la psyché.

 

 

Le psychique :

Castoriadis aborde le psychique dans sa spécificité « transversale ou horizontale » et verticale. Il est thématisé exclusivement sous le paradigme psychanalytique et apparaît comme un décalage ou étayage du biologique. La couche biologique est donc absolument nécessaire à la constitution du psychique (ce qui n’est pas évident chez Freud par exemple), car ce dernier est une variation sur le thème biologique. En un sens il y a rupture car le psychique excède le biologique, mais en un autre sens il y a continuité car le psychique apparaît comme une des multiples possibilités du biologique. Le biologique est ouvert sur un ensemble de puissances dont l’actualisation n’apparait nécessaire qu’a posteriori. La torsion que donne le psychique au biologique est donc entre la dépendance et l’émancipation. Cette caractéristique du psychique, Castoriadis la retient sous le concept de « défonctionnalisation » qui en est le premier trait horizontal et se donne comme sublimation de la fonctionnalité biologique permettant de dégager une fonctionnalité d’un autre ordre qui se donne principalement dans la production d’image et conduit à la deuxième spécificité psychique qui est « la domination du plaisir représentatif sur le plaisir d’organe ». Le psychique ne peut se comprendre que dans un jeu de productions, altérations, relations d’images dans le rapport entretenu avec le réel. Dans L’Institution Imaginaire de la Société, Castoriadis offre une très belle définition de la psyché comme productrice d’image :

« La psyché est certes « réceptivité des impressions », capacité d’être-affecté-par… ; mais elle est aussi (et surtout sans quoi cette réceptivité des impressions ne donnerait rien) émergence de la représentation en tant que mode d’être irréductible et unique et organisation de quelque chose dans et par sa figuration, sa « mise en image ». La psyché est un formant qui n’est que dans, et par ce qu’il forme et comme ce qu’il forme ; elle est Bildung et Einbildung – formation et imagination –, (…) »

La psyché est prise dans une dynamique de passivité-activité dont le versant positif consiste en la production d’images. L’image, au sens fort du terme est capacité de faire varier le réel pour lui donner un tour acceptable pour la psyché, si bien que l’imagination doit être considérée comme une sphère autonome strictement propre à la psyché. C’est la troisième spécificité de la psyché que Castoriadis nomme « l’autonomisation de l’imagination ». L’imagination dont il est question ici est l’imagination radicale c’est-à-dire une pure capacité de production d’image à partir de la perception (c’est ce que Merleau-Ponty retient sous le nom de multiplicité perspective). Enfin Castoriadis remarque la présence d’une dernière spécificité horizontale du psychique qui est l’autonomisation de l’affect mais dont il ne fait que peu de cas.

En ce qui concerne la stratification du psychique (sa dimension verticale), l’auteur ne cherche pas à proposer une nouvelle catégorisation mais préfère travailler la notion même d’étape et de passage, c’est-à-dire la temporalité proprement humaine. L’histoire de la psyché ne doit pas être analysée sur le mode du développement harmonieux ni sur celui de la rupture radicale entre les différents moments de son développement (comme une certaine lecture de Freud pourrait le laisser à croire). Les étapes de la psyché reposent sur un mouvement institutionnel, elles suivent une certaine trajectoire sans pour autant rompre avec aucun passage de seuil. Une fois un acte psychique posé, il ne pourra être radicalement oublié ; il n’y a pas donc stratification au sens propre mais entrelacs des différentes instances et époques. La psyché n’est qu’une recherche perpétuelle de sens qui se dévoile chemin faisant tout en conservant constamment un ensemble d’ombres qu’il est difficile, voire impossible, de faire advenir à la lumière. Castoriadis résume cette idée comme suit :

« Dans cette histoire, les étapes ultérieures n’annulent pas les étapes antérieures, elles coexistent avec elles selon toutes les modalités concevables : ainsi est créé l’éventail de « types » psychiques humains que nous connaissons par la nosologie et la caractérologie psychanalytique. »

En un mot provenant du vocabulaire castoriadien, la psyché est magma, une strate originaire permettant de faire émerger un sens jamais cristallisé et toujours en dialogue avec le passé et les projets. Cette recherche ne peut se faire que dans une interaction avec le social.

 

L’individu social :

L’individu social doit passer par une phase de sublimation de la psyché. Dans l’expression « individu social », la part individuelle revient à la psyché et l’autre versant à la socialisation. La sublimation est définie par l’auteur comme « le procès moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses « objets propres » ou « privés » d’investissement (y compris sa propre « image » pour elle-même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d’en faire pour elle-même des « causes », des « moyens » ou des « supports » de plaisir. »

Ce passage de la clôture à l’ouverture passe par la production d’image, tout l’enjeu du sujet étant de créer et conserver une image ensidique de lui-même. Si, au niveau de la monade l’image est immédiate et claire dans la fusion avec la mère, une fois l’instance sociale inaugurée, l’image ne peut se constituer que par la médiatisation à travers autrui. Disons quelques mots de ce processus. Castoriadis est ici assez proche de Freud. La première instance sociale est la figure maternelle dont il démontre la mécompréhension psychanalytique : la mère n’est pas une instance autonome et dépourvue de caractères sociaux, au contraire elle peut apparaître comme l’incarnation du social par excellence. Comme l’écrit très justement l’auteur contre la défiance psychanalytique à l’égard de la mère :

« La mère est la première, et massive, représentante de la société auprès du nouveau-né ; et comme cette société, quelle qu’elle soit, participe d’une indéfinité de manières à l’histoire humaine, la mère est auprès du nouveau-né le porte-parole agissant de milliers de générations révolues »

Le statut de la mère, vu par Castoriadis est bien plus intéressant que dans la perspective psychanalytique classique car il est ambivalent : elle est à la fois la condition du principe de plaisir et de clôture, la source du sentiment océanique comme dans une vision orthodoxe de Freud, mais elle est aussi la condition de la déréliction de la clôture au sens où elle est le médiateur vers le social. La mère est pour le nourrisson, le principe de clôture et le principe d’ouverture, elle est le premier éclatement du sujet et permet le passage à l’individu social. Cet éclatement ne va cesser de se prolonger avec le processus de socialisation et tout l’enjeu de l’individu social sera de cristalliser cet éclatement pour parvenir à un semblant d’unicité, à une image à peu près nette de lui-même. L’individu entre alors dans une lutte pour l’identité, lutte à travers laquelle la société sera une aide plus ou moins précieuse. Cet éclatement de l’individu social, devenu non plus clôture inconsciente de l’extériorité mais individu qui oscille entre intérieur et extérieur, inaugure une réflexivité corrélative d’une volonté, c’est parce qu’il est réflexif donc séparé que l’individu éprouve le désir ou la volonté de se constituer. Cette dynamique réflexive-volontaire inaugure le sujet humain.

 

Le sujet humain :

L’individu social devient sujet lorsqu’il inaugure un mode à être réflexif et désirant. Cette réflexivité est conditionnée par l’imagination, c’est-à-dire la possibilité de faire émerger des images qui ne sont pas directement présentes dans la perception. Or, l’homme se distingue en ce sens que son imagination est beaucoup plus radicale que pour le reste des vivants. Castoriadis ne nous semble pas proposer une distinction de nature mais de degré entre l’homme et l’animal même si l’écart entre les deux est tel qu’il devient impossible de les associer. L’imagination humaine est radicalement différente de l’imagination animale même si, en un sens, elle en procède. L’imagination n’entretient pas un rapport exclusif avec le réflexif mais également avec le deuxième versant du sujet, c’est-à-dire avec la volonté. Castoriadis définit la volonté comme suit :

« J’appelle capacité d’activité délibérée ou volonté la possibilité pour un être humain de faire entrer dans les relais qui conditionnent ses actes les résultats de son processus de réflexion (au-delà de ce qui résulte de la simple logique animale). Autrement dit : la volonté ou activité délibérée est la dimension réfléchie de ce que nous sommes en tant qu’êtres imaginants, à savoir créateurs, ou encore : la dimension réfléchie et pratique de notre imagination comme source de création. »

Le rapport de l’imagination au vouloir est un rapport de transformation du réel brut donné. Il s’agit d’une transformation ou d’un décalage de ce qui est donné en ce qui est voulu grâce à l’imagination. Le vouloir doit donc se distinguer du besoin : pour ce dernier, l’objet désiré coïncide avec l’objet réel et la résolution se fait dans un rapport de consommation stricte. En ce qui concerne le vouloir, ce n’est pas l’objet qui est désiré mais le produit de l’imagination, c’est donc l’imagination elle-même qui est désirée dans le vouloir. Le plaisir supérieur du vouloir vient de la puissance imaginaire qui lui a été imposée, c’est-à-dire la puissance du sujet. Rappelons-nous que la socialisation consiste en un éclatement de l’individu transformé en sujet. Or, la volonté et la réflexion sont les conditions d’un retour à l’identité et, comme ces deux capacités reposent ultimement sur celle de l’imagination, cette dernière apparaît comme la plus grande puissance du sujet, puissance d’un retour à l’unité. Elle est en réalité une puissance négative ou une impuissance car elle n’est que la volonté d’un retour à une situation passée. Mais, c’est là que le rapport s’inverse car même si l’horizon est celui du retour à l’origine, le fait que pour y parvenir l’activité soit requise donne un tour génétique au sujet. Alors qu’il espérait revenir en arrière, la rupture inguérissable, impose au sujet une action contre son gré. À vouloir revenir en arrière, il va de l’avant et se construit pas à pas dans une recherche perpétuelle de soi. Le sujet inaugure alors une histoire ulyssienne pour laquelle le retour au pays, s’il y parvient, n’est jamais le retour au même mais plutôt la situation d’étrangeté face à ce qui croyait être connu. L’étrangeté face à soi-même est bien la condition du sujet et la psychanalyse apparaît comme la tentative d’atténuer cette condition.

Pour conclure notre étude concernant Castoriadis, il faut comprendre qu’il insère la problématique du sujet dans un cadre plus large dont le fil directeur est le pour soi. Ce cadre s’inaugure au niveau du vivant qui se détermine comme autofinalité et création d’un monde de représentations, d’affectes et d’intentions. Les seuils successifs ne font que creuser le stade du vivant pour parvenir à celui du sujet qui est clôture dilatée et monde comme réflexion et volonté. Le sujet ne peut donc être pensé sur le mode englobant ni unitaire, il est animé de puissances excédantes qui font qu’il ne peut être que le co-auteur de sa propre histoire. Cela revient à dire qu’une fois la rupture originaire consommée, le sujet ne peut se construire, se faire ou encore s’imager que dans son rapport aux autres qui est pour Castoriadis rapport social. Cela conduit l’auteur à penser le sujet comme renaissance du sens dans son interaction au social, c’est-à-dire que l’éclatement du sujet est la condition d’institution de la société au travers de son imaginaire qui est source créative renouvelant les états de fait passés. C’est de cette façon que Castoriadis peut relier psychanalyse et société ou encore c’est ainsi que l’on peut aller du psychanalytique à l’institution imaginaire de la société (Castoriadis ayant toujours refusé de distinguer le niveau individuel du niveau social, les deux étants dans une interdépendance radicale). Entre sujet et société, il y a dépendance réciproque et inter-création, il devient alors impossible d’accorder le primat ontologique à l’un ou l’autre.

           

 

 

Conclusion :

Arendt et Castoriadis (comme encore Foucault ou Merleau-Ponty à la même époque ou Butler et Agamben plus récemment) ouvrent une nouvelle ère conceptuelle concernant la problématique du sujet. Celui-ci ne peut plus être pensé sur le mode de la pure constitution, de la pure puissance s’exerçant sur un monde passif mais plutôt sur celui de la conquête inachevable car déchirée par des instances excédantes sur lequel il ne peut être question de maîtrise. À l’heure des théories trop simples de l’individualisme consumériste, on peut voir ici se constituer une autre compréhension, celle d’un sujet ne pouvant vivre que comme aventure tragique dont la force ne peut venir que des échecs répétés. Le paradigme subjectif devient alors celui de la recherche (le narrateur de Proust pouvant apparaître comme l’archétype du sujet contemporain), c’est-à-dire du mouvement oscillant entre cristallisation et dilation. En un sens, cette approche du sujet que partagent Arendt et Castoriadis, est un nouveau mode de conciliation de l’héraclitéisme et de l’éléatisme, au-delà de la dialectique hégélienne. L’invitation consiste ici à penser le sujet comme dialectique sans synthèse, dialectique qui ne se résout pas dans un ordre supérieur mais qui tente, bon gré mal gré, de conserver un semblant de solidité toujours sur le point de sombrer dans la dilatation intersubjective et sociale. Si autrui et la société sont la condition d’émergence du sujet, le sujet est lui-même condition d’émergence d’autrui et du social si bien qu’entre ces différentes instances se joue un rapport d’engendrement réciproque, une co-naissance faite de brouillard tendant à la cristallisation. Les frontières ne sont plus clairement définies entre le sujet et les instances qui l’excèdent, il faut donc le repenser comme mouvement de co-naissance réciproque pour ériger le dialogue comme paradigme du mouvement subjectif.

En un sens, dans la philosophie moderne, le pouvoir du sujet est toujours-déjà là, il est immédiatement donné alors que chez Arendt et Castoriadis il s’inscrit sur le mode du futur. Le pouvoir n’est donc plus du tout le même dans les deux conceptions.

Nous pourrions néanmoins aller plus loin en proposant d’ébranler encore un peu plus la tradition. L’expression de vita activa ne nous semble pas remettre suffisamment en question la pensée traditionnelle. L’activité est forcément vie et la vie forcément activité. Proposer la duplication entre vie et activité est déjà une manière de supposer l’existence d’une autre possibilité de la vie qui est toujours apparue au cours de l’histoire sous la forme d’une ontologie de la mort. Or si nous associons vie et activité, cela pose encore plus radicalement l’entreprise arendtienne. Ce travail d’identification de la vie et de l’activité a été entrepris par Barbaras notamment avec la notion de mouvement. Une radicalisation d’Arendt avec la philosophie de Barbaras semblerait pouvoir ouvrir des voies très fertiles.

Id.

Ibid., p.190

Ibid., p.242

La question de la présence de la psychanalyse dans le texte est assez problématique car il est difficile de voir dans quelle mesure elle est appui à la démonstration et dans quelle mesure elle peut être séparée de la définition du sujet proposée par Castoriadis.

Cornélius Castoriadis, Les Carrefours du Labyrinthe, Le Monde Morcelé, article : L’État du Sujet Aujourd’hui, Point Essais, 2000, p.247

Cornélius Castoriadis, L’Institution Imaginaire de la Société, Point Essais, 1999, p.414

Cette lecture plus spécifique des étapes du psychique est entreprise dans L’Institution Imaginaire de la Société mais il s’agit là plutôt d’une reprise des thèses de Freud dans une lecture systématique du penseur viennois. Ici, au contraire, nous avons affaire à une caractérisation plus personnelle du psychique. D’ailleurs, dans l’œuvre des années 1960, la notion de psychique et de sujet sont étonnamment confondues alors que dans la conférence de 1986, ils sont clairement séparés, le premier apparaissant comme strate originaire du second qui se développe dans ses relations au social.

Le Monde Morcelé, p.255

L’Institution Imaginaire de la Société, p.455

Le Monde Morcelé, p.256

C’est toujours la même difficulté qui revient pour déterminer la spécificité anthropologique et la question est de savoir si la différence de degré ne peut être confondue avec une différence de nature.

Ibid., p.265

 

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