Introduction
En 1923, alors que la République de Weimar est en pleine crise économique, ne pouvant plus payer ses dettes à l’égard de la France et que des grèves générales pullulent, un essai tiré à quelques centaines d’exemplaires va devenir la bible de toute une génération de penseurs : il s’agit d’Histoire et conscience de classe de Lukács. Pourtant, la postérité de l’œuvre était loin d’être assurée puisque, ni les communistes ni les sociaux-démocrates, n’acceptèrent l’hétérodoxie des thèses développées et l’auteur dût même désavouer le livre. Ici, il s’agira de reprendre l’argumentation défendue dans un des essais du livre et intitulé La réification et la conscience du prolétariat afin de la confronter avec les travaux menés plus de quatre-vingt ans plus tard par Honneth. Après un trou noir de ces huit décennies, le motif principal de l’essai, à savoir la réification, semble ressurgir dans nos sociétés contemporaines avec néanmoins de réelles ruptures qui seront l’enjeu de notre confrontation entre l’essai de Honneth, intitulé sobrement La réification, et Lukács. Partant, il s'agira d’aborder une partie du travail du philosophe, dont la matrice essentielle est une tentative de réactualiser le schéma hégélien de la « lutte pour la reconnaissance » dans l'ambition audacieuse d’un renouvellement de la Théorie Critique. La réification semble proposer une réflexion plus radicale, plus fondamentale, osons même le terme plus « transcendantale », précisément sur ce qui rend possible cette lutte pour la reconnaissance, en amont donc de celle-ci : il défend la thèse d’une « ontologie sociale ». Cet approfondissement n’est pas négation de ses travaux précédents mais élargissement et approfondissement de la catégorie de reconnaissance, celle-ci accédant à un statut plus fondamental. Pour le dire en un mot, il y a des formes fondamentales de reconnaissance qui précèdent la lutte pour la reconnaissance. C’est bien l'approfondissement de ce que Honneth lui-même appelle « l’épistémologie de la reconnaissance », et que nous interprétons pour notre part comme l'ébauche possible d'un « tournant ontologique » encore à explorer, qui fait tout l’intérêt de ce déplacement du projet honnethien dont il va être question ici.
I- Lukács, la société capitaliste ou la réification omniprésente
Le texte matrice de l’essai d’Axel Honneth est un article de Histoire et conscience de classe de Lukács intitulé La réification et la conscience du prolétariat. À vrai dire, la lecture honnethienne reste relativement partiale et ne prend pas en compte le cœur du texte, à savoir la possibilité de transformation de la structure réifiante de la société par le prolétariat. La sollicitation des simples occurrences telles que « prolétaire » ou « prolétariat » n’est que peu usitée par Honneth, ce qui tend à prouver que sa lecture n’a pas pour vocation à rendre compte du texte mais est animée par d’autres enjeux que nous verrons au cours du développement qui va suivre. Afin de comprendre l’enjeu de la controverse et de la distance entre les deux auteurs, il faut pourtant revenir au texte source ainsi qu’aux propositions génétiques faites par Lukács qui est plus affirmatif et plus clair que ne veut bien l’admettre Honneth.
1) La réification comme phénomène globale de la société capitaliste
Lukács fait dériver le phénomène de réification de la généralisation de la structure marchande dans les sociétés capitalistes, ce qui a pour conséquence un oubli du caractère anthropologique des relations au profit d’une objectivation ou réification toujours plus accrue. L’auteur donne la définition suivante de la structure marchande :
« L’essence de la structure marchande a déjà été souvent soulignée ; elle repose sur le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose, et, de cette façon, d’une « objectivité illusoire » qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre homme. »[1]
C’est donc à un oubli ou une dissimulation que l’on a à faire lorsque nous sommes confrontés à la structure marchande. La thèse forte de Lukács sera de défendre que cette structure atteint l’ensemble des domaines de la vie dans les sociétés capitalistes modernes. Pour parvenir à l’oubli du caractère humain propre à toute relation, la structure marchande fait jouer l’homme contre lui-même en créant cette illusion d’une profonde efficacité qui voudrait que le travail humain soit autre chose que le résultat de sa propre production. Il y a application des idéaux mathématiques de séparation de l’ordre de la vérité avec celui de la structure de la société entière. Le travail devient dans ces conditions un être indépendant, objectif, dont le fonctionnement connaît des lois autonomes et idéalement éternitaires. Il s’abstrait du domaine du réel et seule la marchandise subsiste dans le monde concret. Cette évolution fut rendue possible par l’émergence du principe de rationalisation qui veut que tout est de l’ordre du calculable et qui s’oppose radicalement aux formes de productions « organiques » pour lesquelles le travail était une condition de possibilité de l’accomplissement humain et non un simple calcul. L’auteur tire de son analyse la distinction conceptuelle entre production organique et production capitaliste, et que l’on pourrait distinguer très simplement en disant que, pour la première, l’homme prévaut sur le travail alors que pour la seconde, le travail prévaut sur l’homme. Dans la production organique, ce qui compte est la compréhension du processus global de production d’un objet, en un sens la compréhension de l’âme de l’objet[2] produit, alors que dans la production capitaliste, seules l’atomisation productive, la rapidité d’exécution et l’efficacité importent. Il ne faut plus saisir l’objet à produire mais la tâche parcellisée à accomplir sur un mode itératif. Cette dislocation dans les méthodes de production de l’objet induit, selon Lukács, une dislocation du sujet lui-même. Il est supposé avec cette thèse un rapport d’engendrement réciproque de l’homme et de ses œuvres que l’on retrouve dans diverses traditions philosophiques notamment les héritages hégélien et marxien dont l’auteur se prévaut. La problématique de la réification surgit alors comme conséquence de la modification du rapport à l’objet qui induit une modification du sujet lui-même. Mais si les destins de l’objet et du sujet sont liés, ceux du sujet et de la société le sont également : pour l’auteur, le rapport qu’entretient l’entreprise à l’objet est le même que celui entretenu par la société toute entière, ce qui a pour ultime conséquence que le destin ouvrier peut apparaître semblable à celui de la société entière puisque l’ouvrier est l’entité sur quoi la réification s’exerce avec le plus de force ; nous y reviendrons.
Lukács invite à prendre en considération une analyse véritablement générique du phénomène de réification. Il observe cette apparente contradiction que la réification fut initialement entreprise à l’égard des objets, c’est-à-dire que l’ensemble des méthodes capitalistes (théorie de Smith, taylorisme, fordisme,…) à force de parcelliser l’objet en sont venues à détruire son essence. Dans la production capitaliste, les objets sont tellement rationalisés qu’ils perdent leur âme et ne sont qu’un exemplaire d’une série potentiellement infinie. Dans la production organique, l’objet possédait une unicité qui le rapprochait plus de l’œuvre d’art que de l’Nième exemplaire d’une série. Ensuite, la réification s’est propagée dans l’ensemble des domaines des relations humaines afin d’organiser l’illusion d’un rationalisme généralisé. Il a ainsi investi le domaine juridique, bureaucratique et, par contagion, est parvenu jusqu’aux classes dominantes, à la science ou encore à la philosophie.
« (…) les « lois naturelles » de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société et (…) - pour la première fois dans l’histoire – toute la société est soumise (ou tend au moins à être soumise) à un processus économique formant une unité, que le destin de tous les membres de la société est mû par des lois formant une unité. »[3]
La parcellisation du monde capitaliste conduit à la perte d’une vision globale des enjeux économiques et à la fin des problématiques ontologiques, notamment en philosophie. Cette dernière, dans sa variante criticiste moderne, devient le cheval de Troie de la pensée capitaliste en ne parvenant pas à sortir des contradictions du paradigme selon lequel la réalité découle de la conscience subjective.
2) Les écueils de la philosophie critique moderne
Nous n’aborderons ici que rapidement la critique particulièrement intéressante que fait Lukács à l’encontre de l’idéalisme allemand et plus généralement de la philosophie critique moderne. Le mouvement argumentatif de l’ensemble du texte apparaîtra ainsi plus clairement : le premier temps était consacré au constat global de l’omniprésence de la réification dans la société capitaliste moderne qui s’insinue jusque dans le développement de la philosophie, incapable de remplir son rôle de réflexion ontologique. C’est donc tout naturellement sur cette dernière que se porte à présent l’argumentation pour démontrer en quoi la philosophie fut incapable de sortir de la réification, le concept étant synonyme ici de pensée rationnalisée à l’extrême. Le troisième moment consistera en une proposition de sortie de la réification par le prolétariat, seul vivant dans le concret et, à partir de cet ancrage dans la concrétude, pouvant renverser de l’intérieur le mouvement réifiant. Car la thèse est bien celle-là et le passage par la philosophie n’a d’autre fonction que de montrer son emprisonnement dans le monde des idées, ce qui a pour conséquence son impossibilité à transformer le réel. L’auteur suit ici l’invitation marxienne de transformer le monde en lieu et place de le penser. Lukács ouvre son argumentation sur cette thèse très forte :
« C’est de la structure réifiée de la conscience qu’est née la philosophie critique moderne. C’est dans cette structure que prennent racine les problèmes spécifiques de cette philosophie par rapport à la problématique des philosophies antérieures. »[4]
L’idée centrale de la philosophie critique moderne est de faire découler l’ensemble des rapports à l’extériorité du sujet rationnel. Ce dernier et son pouvoir de connaître deviennent le paradigme heuristique unique, ce qui conduit à ne plus approcher le monde comme excédence inassimilable mais comme excroissance de l’ego : c’est, en un mot, l’idéal du programme kantien de « révolution copernicienne » qui tente de se réaliser ici. Le critère unique du vrai devient dans ces conditions la raison, lumière parmi les Lumières, qui oriente la méthodologie philosophique. Or, en prenant pour unique guide la raison et en faisant tout découler du sujet connaissant, la philosophie érige une rupture radicale avec le domaine pratique, même si elle s’en défend, comme dans le bref essai de Kant Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien où le philosophe de Königsberg tente de prouver que, dès lors qu’un principe théorique est bien posé, il s’applique parfaitement à l’ordre pratique : il ne remet donc pas en cause la thèse qui veut que le principe théorique soit le seul à prévaloir mais tente tout de même l’union des deux domaines. La philosophie critique reste dans la sphère « contemplative », suivant le terme de Lukács, et elle ne parvient pas à prendre en charge le problème de la sphère pratique : c’est là véritablement le point nodale de la critique lukácsienne. Pourtant, Lukács observe que la tentative hégélienne de partir du concret pouvait laisser à croire en la réussite du programme critique. Certes, Hegel initie un tournant dans la tradition idéaliste, mais il s’agit là d’un tournant pernicieux puisque le système finit par se résoudre dans les sphères de l’esprit séparées du concret que sont l’art, la philosophie et la religion. Finalement, la philosophie critique ne parvient guère à sortir de ses contradictions et il faut conclure avec l’auteur :
« De tout cela il résulte – pour revenir à notre problème – que la tentative que représente le tournant de la philosophie critique, en direction de la pratique, pour résoudre les antinomies constatées dans la théorie, les rend au contraire éternelle. »[5]
La philosophie critique ne parvient pas à rejoindre la sphère pratique, le substrat matériel reste transcendant à toutes ses tentatives de conquête. La question est alors de savoir comment rejoindre la sphère pratique afin de transformer la structure réifiante de la société. Lukács voit la solution du problème au niveau du prolétariat.
3) Sortir de la réification par le prolétariat
Si la réification est bien, comme le pense Lukács, un problème sociétal il faut trouver une réponse sociétale au problème et non une réponse individualiste comme l’envisageait la philosophie critique. En restant dans l’ordre théorique, la philosophie n’a pas pu dépasser ses contradictions, seule une paxis étant à même de transformer la structure de la société : pour Lukács cette instance est le prolétariat. Certes, il subit avec la bourgeoisie le joug de la réification de son existence entière mais, ce qui le distingue est la médiation par laquelle il en vient à la conscience de lui-même. Cette prise de conscience est tout l’enjeu de la sortie de la réification. Comme nous l’avons vu plus haut, le prolétariat est la classe sur laquelle la réification s’exerce avec le plus de violence. Or, si le diagnostique de Lukács est juste, c’est-à-dire si la structure globale de la société fonctionne sur le mode de la réification et si le prolétariat prend conscience du fait qu’il est réifié, alors les luttes initiées par le prolétariat auront un effet sur la société dans sa totalité : il y a donc une rencontre entre les luttes des intérêts de classe et l’inversion de la tendance réifiante de la société capitaliste globale. Si la bourgeoisie peut trouver un moyen de salut illusoire dans le travail théorique qui lui fait miroiter qu’elle n’est pas tout à fait réifiée, le prolétariat, pour sa part, est un pur corps et est contraint par le système de production à subsister dans la sphère pratique en tant que marchandise échangeable. La logique de renversement de la structure réifiante de la société est la suivante : le prolétaire, dans le système capitaliste use de son corps comme d’un objet qu’il met sur le marché, à l’instar de toute marchandise. Or, s’il se voit être objet du système, il aura un regard réflexif sur lui-même et pourra envisager de renverser ce processus comme mode d’expression de sa liberté. Lukács insiste à plusieurs reprises sur le caractère incertain de cette évolution : en un sens, le prolétariat à toutes les cartes en main pour renverser la réification qui s’abat sur lui, mais il n’appartient qu’à lui de réaliser ce programme, c’est en ceci que tout dépend de la volonté du prolétariat de conquérir sa liberté. Chaque fois que le prolétariat en viendra à éclater la structure capitaliste, il y aura des répercussions sur la société entière et l’auteur conclut son essai ainsi :
« L’évolution économique objective ne pouvait que créer la position du prolétariat dans le processus de production, position qui a déterminé son point de vue ; elle ne peut que mettre entre les mains du prolétariat la possibilité et la nécessité de transformer la société. Mais cette transformation elle-même ne peut être que l’action libre du prolétariat lui-même. »[6]
La thèse défendue par Lukács consiste donc à soutenir que le prolétariat comme classe sociétale est le seul capable d’inverser la structure réifiante de la société. Cette incursion dans le texte lukácsien fut nécessaire car, comme nous allons le voir à présent, la lecture honnethienne du texte est pour le moins hétérodoxe. La question sera alors de savoir pourquoi le philosophe de Francfort tire l’interprétation de l’essai si loin de sa source et en vient à décontextualiser la thèse jusqu’à omettre le nœud argumentatif voulant que le prolétariat est la condition de possibilité de sortie de la réification. Venons-en à l’interprétation proposée par Honneth.
II- Honneth ou la réification comme oubli de la reconnaissance
1) L’interprétation de la thèse lukácsienne
Honneth propose un bref aperçu historique de la notion de réification en guise d’introduction de son essai éponyme. Il remarque que la notion a connu deux grandes périodes que sont l’avant Seconde Guerre Mondiale et la période actuelle. Le texte matrice de la première période est celui de Lukács dont nous venons de proposer la lecture, l’auteur ayant permis de fixer une fois pour toute le concept de réification qui était travaillé à cette époque sans connaître d’élaboration conceptuelle suffisamment poussée. La Seconde Guerre Mondiale a constitué un point d’arrêt radical aux travaux concernant la réification et il a fallu attendre ces dernières années pour voir ressurgir ce motif. Quatre domaines ont contribué à la relance des réflexions sur la réification : la littérature (Carver, Brodkey, Jelinek, Houellebecq…), la sociologie de la culture, la philosophie morale (Nussbaum, Anderson) et les sciences cognitives. Ce creux de huit décennies environ explique en partie l’interprétation hétérodoxe de Honneth à l’égard de l’essai de Lukács : en effet, le contexte ayant radicalement changé et la société n’étant plus dans l’espérance d’une « révolution imminente », il devenait possible d’extraire l’essence de l’analyse conceptuelle de Lukács sans prendre en compte les ajouts dus au contexte d’écriture. Honneth refuse l’interprétation canonique et préfère réaliser une lecture symptomale de l’essai ; il écrit très clairement :
« Si nous faisons abstraction des aspects excessifs de ce raisonnement, lesquels relèvent d’une philosophie de l’histoire spéculative, et si nous le réduisons à un noyau plus modeste, (…) »[7]
Le concept de réification a perdu de sa substance en perdant la révolution et sa donation se fait sous d’autres formes à présent. Voyons alors ce que retient Honneth des travaux de Lukács, ce qui nous permettra de bifurquer vers l’analyse de sa compréhension du concept de réification. Même si la critique de Honneth à l’égard de Lukács pourrait paraître assez étonnante, quand on sait le programme qu’il se donne dans La dynamique sociale du mépris par exemple, il n’en est rien. Dans cet essai à visée méthodologique, il invite à trouver les leviers émancipatoires d’une société donnée au cœur même de celle-ci. Y a-t-il donc rupture épistémologique dans l’œuvre de Honneth ? Pas tout à fait. En effet, si le philosophe doit saisir les leviers émancipatoires d’une société, il doit le faire en fonction de la réalité sociale en un temps donné. Or, si la société a changé, les leviers ont également évolué. C’est pourquoi, le même concept de réification renvoie à deux réalités distinctes et les leviers émancipatoires doivent être trouvés à un autre niveau.
La critique principale adressée à la thèse lukácsienne est l’absence de nuance et l’excessivité dans le concept de réification qu’il propose :
« Lukács rassemble tous ces bouleversements, qui concernent donc les rapports au monde objectif, à la société et au soi, sans s’arrêter aux différences et aux nuances. »[8]
Les nuances que va apporter Honneth peuvent également apparaître comme une trahison faite au texte initial car, contrairement à l’analyse en termes de classe que proposait Lukács, c’est vers une interprétation au niveau individuel que va se concentrer Honneth, alors que Lukács écrivait explicitement que ce ne peut être à ce niveau que la solution du problème de la réification pouvait être trouvée. Mais si Honneth diverge en termes d’échelle, il reste juste concernant « le noyau » argumentatif: il remarque bien que c’est seulement dans de nouvelles pratiques qu’il est possible de trouver une issue à la réification mais il lui semble que Lukács n’est pas satisfaisant dans les réponses apportées au problème. Et de fait, comme nous l’avons vu, Lukács n’apporte aucune solution et, contrairement à ce qu’en dit Honneth, c’est parfaitement logique si on se place à l’intérieur de son système argumentatif : seule la classe prolétarienne est capable de faire sortir la société de la réification mais il n’est pas certain qu’elle le fasse et, au regard de l’histoire, elle ne l’a pas fait. On ne peut donc lui reprocher de n’avoir pas apporté de réponse au problème, puisque sa réponse fut de s’en remettre à la nécessité de révolution prolétarienne. La non survenue de cette révolution est peut-être l’une des raisons qui invite Honneth à un nouveau travail de conceptualisation, ce qui légitime son entreprise, même s’il n’était pas nécessaire de s’éloigner autant du texte de Lukács. Ce dernier n’a pas de solution à offrir au problème de la réification, sauf celui de s’en remettre à l’histoire, et la critique honnethienne ne nous semble guère fondée. Il n’en reste pas moins que le travail de conceptualisation de Honneth reste absolument intéressant et sans doute plus profond que celui de Lukács car décontextualisé. Nous voudrions aborder à présent ce travail.
2) Le paradigme de la reconnaissance comme éclairage du concept de réification
Honneth retient comme thèse principale de l’essai de Lukács, la possibilité de sortir de la réification par une attitude participative et positive au sein d’une praxis. Il propose, à la suite d’une confrontation audacieuse mais riche entre Lukács et Heidegger[9], de substituer au concept de souci heideggerien et à celui de participation de Lukács la catégorie de reconnaissance. Il écrit :
« Il me semble possible de cette manière de justifier la thèse selon laquelle, dans la relation humaine à soi-même et au monde, une posture affirmative, en l’occurrence une posture formée par la reconnaissance, précède toutes les autres attitudes aussi bien d’un point de vue génétique que d’un point de vue catégoriel. »[10]
La réification devient dès lors un texte capital dans la compréhension générale de la démarche honnethienne, car il offre ici une inflexion de la catégorie de reconnaissance. Si jusqu’à présent l’enjeu était, dans une allégeance à la tradition hégélienne, de voir le mode opératoire de la reconnaissance au niveau des relations intersubjectives de deux sujets pleinement constitués et luttant en vue d’une reconnaissance de soi, ici la reconnaissance devient opérante dès les niveaux préréflexif et pré-individuel, même si ces niveaux subsistent toujours dans une relation à une entité extérieure. La reconnaissance acquiert dans ce petit essai une profondeur préréflexive, pré-intersubjective voire ontologique, elle est le mode d’être de l’être en tant que relationalité. La reconnaissance est la première instance relationnelle précédant toute attitude de neutralité qui est l’attitude de la réification, en un mot « (…) la reconnaissance précède la connaissance. »[11]. Honneth met à l’épreuve son hypothèse à deux niveaux : celui génétique du développement de l’enfant et celui catégorial.
a- La reconnaissance en psychologie génétique
La psychologie du développement a prouvé l’importance d’un rapport dyadique avant toute prétention d’une saisie objective de l’environnement. Ce n’est que dans la capacité du nourrisson de se mettre à la place d’autrui qu’il devient capable de voir une stabilité du monde environnant. Cela suppose la reconnaissance d’autrui comme porteur d’un être dont l’enfant est dépourvu, c’est-à-dire qu’autrui semble à l’enfant plus complet qu’il ne l’est lui-même et, contrairement à ce qu’écrit Honneth, il est impossible de déterminer un égocentrisme originaire de l’enfant. En effet, si l’enfant a besoin d’autrui pour parvenir à la pensée symbolique à partir de la triade enfant-autrui-monde, comment parler d’un égocentrisme sans conscience. L’enfant n’est ni égocentrique ni altruiste, il est en-deçà de ces distinctions qui s’inaugurent plus tard. C’est seulement aux alentours du neuvième mois que s’institue pour lui cette distinction entre lui-même, autrui et le monde environnant. Pour que l’enfant atteigne ce seuil, il lui faut s’être émotionnellement attaché à une personne de son environnement (qui n’est pas forcément la mère contrairement à ce que voudrait la vulgate freudienne), auquel cas des troubles irréversibles peuvent intervenir[12]. C’est donc à partir d’une ouverture originaire à autrui, c’est-à-dire préréflexive et préconsciente, que l’enfant peut, dans une relation privilégiée, développer un regard dépersonnalisé sur le monde. Cette idée vient d’un motif travaillé depuis longtemps par la philosophie qui veut que la multiplication des points de vue permet une saisie objective de la réalité. L’innovation de Honneth vient de la compréhension de ce rapport en termes de reconnaissance : la reconnaissance d’autrui précède la reconnaissance du monde, ce qui invite à penser un rapport social comme pré-requis au rapport objectif. Voyons à présent ce que nous dit Honneth du niveau catégorial.
b- La reconnaissance catégoriale
Ce à quoi s’oppose cette seconde proposition, même si ce n’est pas clairement formulé par Honneth, est la thèse de la perception d’autrui par analogie. Selon cette théorie de tradition cartésienne, autrui se révèle à moi par les signes objectifs de son corps. Il est possible de penser le phénomène comme un jeu à quatre termes. Une pensée qu’il souhaite partager anime autrui. Ce dernier incarne sa pensée en la faisant passer dans son corps qui offre ainsi la possibilité d’une perception objective de celle-ci. Le mouvement d’autrui vient ensuite frapper mon propre corps et cette perception est retraduite par mon esprit. Le mouvement est donc le suivant : esprit d’autrui, corps d’autrui, perception par mon corps, interprétation par mon esprit. C’est dans le va-et-vient continuel de ce jeu à quatre termes que se fait la perception d’autrui. La perception, en dehors de nous, de mouvements analogues à ceux par lesquels s’exprime l’activité de notre propre moi individuel serait donc la cause nous autorisant à admettre, à la faveur d’un « jugement par analogie », l’existence d’activités analogues dans le moi d’autrui. Contre cette réification de la perception d’autrui, Honneth défend, en s’inspirant fortement de Stanley Cavell, que la perception se fait dans une demande réciproque d’attention jointe, c’est-à-dire dans une demande de souci ou reconnaissance à l’égard des états privés :
« Dans sa relation à autrui, le sujet n’est donc pas lui-même un objet à propos duquel il obtiendrait des informations sous la forme de faits qui parviendraient à sa conscience. Comme le dit Cavell à la suite de Wittgenstein, le sujet révèle plutôt ses états au partenaire de l’interaction en attirant sur eux l’attention de celui-ci. »[13]
Il y a une sympathie et une implication réciproque des individus interagissant avant toute attitude réifiante. La reconnaissance est ici synonyme de sympathie pour l’autre et désir d’interagir avec lui : d’ailleurs, Honneth nous semble défendre une position juste car, avant toute visée objective de l’autre, il faut d’abord lui avoir reconnu ce statut d’autre, ce qui requiert une sympathie à son égard. Dès que la connexion est établie[14] une communication véritable peut s’établir, c’est-à-dire qu’une compréhension réciproque des attentes des partenaires se met en place. La compréhension passe donc par la reconnaissance « non épistémique » d’autrui.
À la suite de cette thèse de la primauté de la reconnaissance sur la connaissance, il devient possible d’infléchir le concept de réification comme oubli de la reconnaissance :
« (…) le seuil à partir duquel on entre dans la pathologie, dans le scepticisme, ou encore dans la pensée stérile de « l’identité », comme dirait Adorno, est franchi sitôt que, dans nos efforts réflexifs en vue de la connaissance, on oublie que ceux-ci proviennent d’un acte de reconnaissance préalable. Ce moment d’oubli, d’amnésie, je veux en faire la clé d’une redéfinition du concept de « réification ».[15]
3) Les trois formes de réification ou d’oubli de la reconnaissance
L’étude des rapports intersubjectifs a permis à Honneth d’offrir un tournant au concept de réification défendu par Lukács. Il n’est plus à comprendre seulement comme relation objective et neutre à l’égard d’autrui mais comme oubli de la reconnaissance. L’oubli ici n’est pas entendu comme capacité perdue mais plutôt comme distraction, d’autres facteurs venant détourner le sujet de la reconnaissance originaire. La réification est en fait un changement de focus du sujet qui fait qu’il ne prend plus en compte la reconnaissance précédant ce nouvel angle relationnel. Les facteurs de réification sont au nombre de deux selon Honneth : d’un côté, l’oubli de la reconnaissance peut intervenir lorsque le sujet, dans une forme de monomanie, se focalise sur un but particulier si précis qu’il en oublie l’ensemble des phénomènes extérieurs à ce but. Autrement, le sujet peut se détourner de la reconnaissance originaire pour cause de l’influence d’une quelconque idéologie ou système de pensée ayant pour effet de plaquer sur le monde une grille de lecture conduisant à l’effacement des phénomènes premiers.
Contrairement à Lukács, Honneth pense la réification selon un spectre large qui recouvre les relations intersubjectives mais aussi les relations au monde et les relations à soi. En ce qui concerne les relations intersubjectives, il y a réification d’autrui lorsque le sujet oubli le lien participatif à la vie d’autrui qui fait que je ne peux me reconnaître et accéder au monde qu’après avoir multiplié les points de vue, c’est-à-dire après avoir adopter la perspective d’autrui. De même, le monde dans sa dimension objective n’est que la conséquence de cette relation participative et il peut être dit réifié dès lors que le sujet oubli cette relation :
« Ainsi, de même que nous devons d’abord être affectés par les autres hommes avant de pouvoir adopter une attitude plus neutre, de même le monde physique environnant doit d’abord avoir été découvert dans sa valeur qualitative avant que nous puissions entretenir avec lui un commerce qui le vise dans son objectivité. »[16]
Ultime réification possible, l’autoréification qui se traduit par l’oubli d’une « familiarité » à notre propre égard au profit d’une compréhension des phénomènes internes comme états cognitifs objectifs (que les sciences cognitives ont démocratisé).
Conclusion
Au terme de cette investigation, il faut noter que Honneth s’inscrit bien dans une tradition ouverte par Lukács même si, le contexte historique ayant connu des bouleversements radicaux, il n’était plus possible de suivre les propositions lukácsiennes en vue d’une sortie de la réification. Si les solutions ne sont plus bonnes, le constat subsiste, voire doit être approfondit aujourd’hui, car la réification retrouve de nouvelles heures de gloire à tous les niveaux de la société. C’est sans doute la raison pour laquelle Honneth, loin de rompre radicalement avec l’analyse lukácsienne, en vient plutôt à craindre la possibilité de sa réalisation effective :
« Ma tentative de reformuler le concept de réification issu de Lukács du point de vue d’une théorie de la reconnaissance s’inspire de cette ambition [enrichir la discussion au sein de l’espace public]. Elle n’a pas été entreprise sans que soit présente à mon esprit une certaine inquiétude : celle de voir nos sociétés prendre le chemin que Lukács, en utilisant des moyens insuffisants et en généralisant à l’excès, a entrevu il y a quatre-vingt ans. »[17]
[1] Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, éditions de Minuit, coll. Arguments, 1970, p.110
[2] Même si ce vocabulaire ne siérait sûrement pas à Lukács.
[3]Ibid., p.120
[4]Ibid., p.142
[5]Ibid., p.169
[6]Ibid., p.256
[7] Axel Honneth, La réification, Gallimard, coll. Essais, 2007, p.38
[8]Ibid., p.22
[9] Nous ne pouvons malheureusement nous arrêter sur cette lecture qui nous ferait digresser inutilement et préférons renvoyer directement au texte de Honneth.
[10]Ibid., p.44
[11] Ibid., p.52
[12]Les travaux du psychanalyste américain René Spitz montrent en négatif l’importance de la relation à autrui dans le développement de l’enfant. Ce dernier a travaillé à partir des conditions de développement des enfants dans les pensionnats. Des enquêtes sont entreprises dans les années 1940 aux U.S.A.. L’origine de ces enquêtes est la présence fréquente de troubles psychiques tels qu’agressivité, asociabilité, déficience mentale…chez les enfants des pensionnats. Plus le temps passé dans le pensionnat est long, plus les troubles s’aggravent et acquièrent un caractère irréversible. Spitz étudie les conditions de développement d’enfants dans deux hôpitaux qu’ils comparent à celles d’enfants issus d’un milieu bourgeois et d’un milieu rural. Il tire le tableau suivant de ses enquêtes (les chiffres correspondent à des moyennes de quotient de développement[12]) :
La donnée la plus troublante est celle de la chute spectaculaire des enfants du foundling home. Comment se fait-il que ces enfants voient leur quotient de développement reculer alors que ceux de la nursery augmentent légèrement ? Les conditions de vie diffèrent simplement par les relations que les enfants entretiennent avec leur entourage si bien que, pour Spitz, le manque de soins affectifs serait responsable des résultats obtenus.
[13]Ibid., p.64
[14] Pour poursuivre la réflexion dans ce domaine, nous pouvons renvoyer aux études du sociologue américain Erving Goffman qui étudie les conditions de possibilité de l’initiation d’une interaction avec autrui. Nous pensons en particulier au travail qu’il mène dans La mise en scène de la vie quotidienne.
[15]Ibid., p.79
[16]Ibid., p.84
[17]Ibid., p.123
Milieu | 4 premiers mois de la première année | 4 derniers mois de la première année
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